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Il se levait toujours tôt. Vers quatre heures du matin, abandonnant sa lutte contre le canapé, il s'animait dans son indifférence. Il soufflait en se mettant assis, touchait son front moite, enfilait ses chaussures à tâtons, les renouait d'instinct dans le noir puis se dressait, trouvait dans sa poche le Zippo qui découvrit une aire d'un mètre de rayon. Quelques minutes il parcourut le réseau de grandes salles obscures, son briquet serré dans sa main au-dessus de lui. Des tableaux défilaient, des portraits tout de suite happés par l'ombre et qu'il ne regardait pas, sauf un instant Le début du modèle. Outre ces peintures, les galeries abondaient en toute sorte d'objets d'art sous leurs fragiles vitrines, des objets de toute taille et spécialement des petits que Charles aurait pu prendre, vendre et s'assurer ainsi des jours meilleurs, mais l'idée ne lui en était pas venue, ou ne s'était pas maintenue.

Circulant ainsi parmi les œuvres, la lueur noire et jaune du pétrole tremblant au bout de son bras levé, Charles devenait lui-même un bon sujet, un motif artistique tout à fait possible. Il s'engagea dans le cul-de-sac d'une galerie au bout de laquelle une tenture pesante, accablée d'héraldique, dissimulait une porte en fer. D'une autre de ses poches il retira deux clefs, mariées par un bout d'élastique sec, friable autant qu'une tige sèche. L'une des clefs se trouvait trop plate et de trop petit format, l'autre étant un passe rudimentaire qui se plaignait quant à lui de n'ouvrir que deux serrures sur cinq d'une certaine sorte, parmi quoi celle de cette porte en fer. La porte donnait sur un gazon qui étouffe les pas, ensuite une allée de gravier contourne le musée jusqu'au portail. Charles escalada le portail.

Sous les premières menaces du jour, le boulevard Haussmann se tenait tranquille et propre, déjà passaient les éboueurs chargés de parachever le tableau, de préparer la piste. Autour du véhicule vert progressant par segments, une équipe gantée de peau dansait en projetant avec souplesse les scories dans le broyeur. Charles ne leur donna pas un regard. Malgré sa profession, son état négatif d'une profession, îl ne s'intéressait pas spontanément aux déchets; il suivait le boulevard vers la rue de Miromesnil, ses mains enfoncées dans ses poches. Outre le Zippo, les clefs, celles-ci recelaient deux mètres de chanvre tordus en huit, deux mètres de tickets de métro en rouleau, cinq dés à jouer, un couteau suisse à trois fonctions très affûtées, onze francs trente en petite monnaie, trois cachets d'aspirine dans un étui de métal. Dans la poche intérieure zippée de sa parka, Charles possédait aussi une enveloppe de skaï lézardé contenant cent francs plies dans un papier d'identité. Ce même billet de cent francs depuis quatre ans, Charles n'y touchait jamais, il était une sorte de police d'assurance plutôt que du véritable argent. Et sur la carte d'identité, à gauche de son sourire absent, était écrit Pontiac Charles, Frédéric, Marie, né à Verdun cinquante-six ans plus tôt, un mètre soixante-quatorze, signes particuliers verres correcteurs. Mais nulle trace de lunettes, luxe inutile, dans les affaires de Charles.

Il ne compta pas six ou sept heures sonnant d'un clocher proche, de plus en plus nettement détaché sur ciel pâle où des prémices rosâtres s'étiraient; d'autres que lui se fussent réjouis de cette belle perspective. Passés les éboueurs il n'y avait plus grand-chose, plus grand monde sur le boulevard. Puis cela s'animait un peu vers la station Villiers.

Charles prit l'une des premières rames pour travailleurs, du nord-est où l'on dort au nord-ouest où l'on œuvre, dans l'air strié de dentifrice et de café-tabac, d'encre et de nouvelles fraîches, de draps et de sueur, de savon, d'after-shaves cousins du calva. Sur les yeux rouges clignaient, tombaient parfois de lourdes paupières. Par-dessus les épaules résignées, Charles déchiffra de gros titres sans en établir la portée; sa lecture était mécanique, ne se connectait qu'à peine à sa conscience. Il descendit au terminus, Pont de Levallois. Les toits découpaient nettement le jour à présent, le soleil faisait battre des moires sur leur zinc.

Dans Levallois, Charles rejoignit une rue nommée Madame-de-Sanzillon tout au long de quoi les constructions rapetissaient en noircissant, se dégradaient au point de s'effondrer parfois, ceintes de franges de terre où proliféraient de mauvaises herbes géantes, affolées par leur propre croissance, génétiquement inhabituées à ce laisser-aller. Tout étriqués au bout de la rue à droite, deux étages se tenaient l'un sur l'autre, chacun sa fenêtre barrée d'une planche pourrie, l'absence de porte donnant sur une intimité de gravats gris, de cendres grises. Par les crevés du toit, le jour diffractait net le gris. Un barbelé sénile courait devant la maison, conclu par un portail où tenait avec du fil de fer une boîte aux lettres en métal blanc portant deux patronymes (Vidal, Pon-tiac) peints en foncé.

Charles aurait pu vivre là, s'y installer à demeure, mais il n'y avait dormi que deux fois. Après s'être assuré que l'endroit était à l'abandon, il avait inscrit ces noms sur cette boîte – récupérée avec sa petite clef sur la clôture d'une autre maison inhabitée, mais dans une rue bien trop passante pour faire l'affaire. Avec le passe, cette petite clef formait trousseau.

Il se rendait deux fois par mois rue Madame-de-Sanzillon, ouvrait la boîte, rien ne se trouvait jamais dedans que des prospectus tassés par une main hâtive et mal rémunérée. Assez accumulés durant deux semaines pour obstruer le récipient, les derniers tracts refluaient par la fente en bouchonnant comme d'une latrine engorgée. Charles les défroissait, les parcourait, les refroissait puis les projetait dans l'eau du caniveau, au fil de quoi les petits chiffons compacts se dandinaient en hésitant vers la première bouche d'égout. Rien ne concernait Charles de ces offres de services, suggestions d'abonnements, miroitements d'objets au rabais, cycliques exhortations civiques qui formaient l'ordinaire, mais il n'en éprouvait aucune contrariété. Levallois tous les quinze jours, c'était une prise d'air, un petit changement d'idées, voir le contenu de la boîte était la seule scansion sociale d'une vie d'errance.

Il était encore tôt dans ce quartier excentré, il n'y avait là personne qu'un vieux chien cafardeux fourgonnant dans un sac déchiré, posant des regards discrets sur Charles comme pour lui suggérer de fourgonner avec lui. Charles déverrouilla la boîte dilatée par les coupons-réponses, elle s'ouvrit en grinçant de soulagement. Comme sommairement il ordonnait cette liasse promotionnelle, il distingua l'angle atypique d'une enveloppe – authentique enveloppe à usage privé, sûrement scellée à l'aide de véritable salive humaine, affranchie d'un timbre réel collé un peu de travers par surcroît de réalisme et oblitéré à Chantilly (sa Forêt, son Château, ses Courses). La suscription même était manuscrite; une écriture de dame, de dame un peu mûre, de dame mûre bien élevée, élégante, nerveuse comme un tracé encéphalographique. Cette vraie lettre, c'était inhabituel. Il n'était pas mention d'expéditeur, d'expéditrice au dos de l'enveloppe, le cachet faisait foi de ce qu'on l'avait postée six jours plus tôt.