C'était inhabituel, pourtant le cœur de Charles ne battit pas plus vite. Nulle émotion ne colorait son visage et ses mains ne tremblaient pas, ses doigts ne firent pas des nœuds en se bousculant pour déchirer l'enveloppe. Il regarda juste un moment devant lui, précisément rien, puis dans la direction du ciel, puis dans la direction du chien; sans doute son esprit était-il en mouvement. Le chien dut bien sentir qu'il se passait quelque chose d'anormal car ses regards se nuancèrent de prudence, de tact, il feignit même d'oublier l'homme pour s'occuper exclusivement du sac. Charles glissa la lettre dans une poche intérieure, puis referma la boîte qu'il tapota ensuite d'une main absente comme on eût plutôt fait avec le chien, comme pour s'assurer distraitement de la présence de ce vieux chien, consoler ce bon vieux chien d'être encore une fois tombé dans le même trou.
Vérifiant à plusieurs reprises la présence de l'enveloppe dans sa poche, Charles regagna le métro, changea à Opéra, se retrouva gare du Nord. Il cassa, là, sans hésiter, son billet de cent francs contre un aller-retour Chantilly, en demandant à bénéficier du système train + vélo. Il n'avait plus emprunté le train depuis si longtemps qu'il eut envie d'en jouir le mieux possible. Tout le trajet, il demeura debout près de la portière du wagon, sa main fermée sur une barre verticale, son regard allant de l'extérieur (pavillons, fabriques, zone; cimetière jouxtant l'usine de charcuterie; résidences, terrains de sport en friche où s'affrontaient des rouges, des bleus dépareillés) à l'intérieur (peu de monde dans ce sens à cette heure-ci). Mais ces regards ne suffirent pas à lui fournir une vue d'ensemble effective, une perception totale du chemin de fer, toujours quelque chose manquait, s'échappait d'une fissure insituable. Il ouvrit la lettre, alors seulement; il la lut.
En gare de Chantilly, il troqua son bulletin contre un semi-course Batavus, léger engin tilleul sans sacoches, doté d'un gros changement de vitesse qui l'inquiéta. Il s'éloigna des bâtiments en poussant le vélo, attendit d'être assez seul pour l'enfourcher. Après quelques sinusoïdes il prit le contrôle de la machine, très vite il pédalait sans problème: la science du vélo, l'inexpugnable équilibre à vélo devaient s'être inscrits dans un secteur très archaïque de son cerveau, sorte de chambre forte étanche. Charles roulait, n'ayant jamais froid, tenant bien sa droite quoique seul dans les chemins forestiers. L'air chargé d'odeur d'arbre se divisait de part et d'autre de lui, bain bouillonnant sans cesse renouvelé, charriant et ravivant les souvenirs d'enfance. Epars le long de l'allée, de ténus branchages noirs se brisaient sous les pneumatiques, claquaient avec une sèche douceur comme des clavicules de petits animaux.
Il pédala durant deux kilomètres en direction de Senlis, longeant un cynodrome, mit pied à terre lorsqu'il dut traverser une route nationale. Après deux autres kilomètres il franchit un pont surplombant l'autoroute, et après le carrefour des Espionnes il y avait un étang. Charles contourna l'étang, suivit un tronçon départemental où cela circulait peu avant de prendre à droite dans une nouvelle allée.
Surmontés d'anges blancs, les piliers d'un portail marquaient l'entrée de la voie qui accédait à une demeure privée. Sans ces deux anges, des miniatures de ceux du pont Saint-Ange équipés d'accessoires (la tunique, les verges) de la crucifixion, rien n'eût distingué cette entrée d'un million d'autres entrées; on n'avait pas omis, dans la lettre, de préciser ce point de repère. Et la demeure était une grande bâtisse à colombages anglo-normands brun-pourpre sur lit de gravier désherbé, ratissé, rayé comme une purée sous la fourchette par de nombreux trains de roues – quoiqu'il n'y eût là qu'une Ford, une grosse Ford bleue banale comme on en voit plein.
Charles chercha quelque appui pour sa machine mais le premier gros arbre était trop loin, et trop blanc le mur de la maison. Il voulut l'allonger sur les graviers, tâchant de la disposer avec délicatesse, avec bonheur, mais toujours une roue saillissait laidement, le guidon coincé se pointait en souffrant vers le ciel. Verticalement sereine, luisante d'équilibre, la bicyclette couchée ne savait se tenir qu'en position bizarre, disharmonieuse comme un cadavre fracturé. Charles sonna à la porte.
Ce serait un frais sexagénaire avec un accent russe ainsi qu'une petite barbe pointue bien entretenue, bien droite dans l'axe d'une étroite cravate ivoire, qui mit tout ce temps à venir ouvrir. Il frottait ses mains sèches l'une contre l'autre. Charles, modula-t-il, roulant hospitalièrement l'r médian. Boris, dit Charles. Tout se passe comme tu veux?
– C'est le confort, dit Boris. Les légumes frais, les radiateurs, ça change. L'hygiène. Le grand air me manque, mais je ne pouvais plus. Vidal va bien?
– Toujours pareil, répondit Charles. Il te passe le bonjour.
– Eh non, je ne pouvais plus, grimaça l'autre en désignant ses jambes. L'artérite.
Il semblait en effet ne pas bien tenir sur elles. Après un signe d'invite il claudiqua vers le fond du hall carrelé de noir et blanc, à la surface duquel sa démarche oscillante évoquait une pièce d'échec insane, roi fou, reine ivre ou cheval emballé. Charles suivait droit comme une tour, par angles droits. Et comment ça se passe avec Nicole?
– Rien à dire, reconnut Boris en lui ouvrant la porte d'un petit salon vert bronze. Un peu proche de ses sous, mais on ne peut pas se plaindre, et puis elles sont gentilles. Elle ne va pas tarder. La demoiselle est en haut, il y a un type avec, je vais dire que tu es là. Entre. Tu la connais, la demoiselle?
– Non, dit Charles.
Le salon était meublé de copies d'ancien, avec un peu de réel ancien. Des factures sur un secrétaire attestaient qu on y réglait des comptes. Charles essaya rapidement les fauteuils, préféra rester debout près de la cheminée, regarda les objets posés sur la tablette: deux rosés de cristal, deux cervidés en verre filé, trois rosés réelles dans un rython de cristal. Boris reparut:
– Je te remercierai toujours, confia-t-il. Je me sens quand même bien, ici. Sans toi, cette artérite, je ne sais pas où j'en serais.
Dans l'escalier, Boris utilisait toute la longueur des marches, se projetant d'une rampe à l'autre. A l'étage il fit rouler ses phalanges contre une porte close, entra sans attendre une réponse. Charles entra derrière lui: un homme de son âge, une femme de la moitié de son âge. Charles identifia la jeune femme sans l'avoir jamais vue, s'aidant du souvenir de sa mère. Il reconnut l'homme aussi, Gazol, un type de la bande du Perfect qui avait aussi beaucoup aimé Nicole Fischer trente ans auparavant. Gazol avait toujours son large buste, auquel un abdomen donnait maintenant une troisième dimension. Un parfum d'herbes aromatiques émanait de lui, variété d'eau de toilette à la pizza. Charles Pontiac le salua d'un regard bref puis se tourna vers la jeune femme devant la fenêtre, derrière laquelle un saule pleurait.
– Je suis venu tout de suite, remarqua-t-il.
– Je vous connais, sourit Justine, on m'a parlé de vous.
Charles baissa la tête sans sourire en retour – il ne pouvait pas. Du dehors vint un bruit de moteur: ronronnement luxueux, couples de pneus sculptant voluptueusement le gravier, non sans une arrogante lenteur qui laissait supposer un placage d'acajou sur le tableau de bord, peut-être même un bar minuscule à l'arrière.