Charles, assis près de Nicole, secouait doucement sa tête lorsqu'elle se tournait vers lui. En face d'eux, Gazol examinait son assiette vidée. Justine au bout de la table regardait Charles avec intérêt calme, douce curiosité. Bébé d'Amour enfin, blotti dans l'angora, levait toujours un oeil fourbe sur le monde; sa bave dégoulinait en abondance le long de ses poils mais stoppait juste à leur extrémité, sans jamais souiller le vêtement de la dame, on avait dû le dresser.
– C'est à propos de Jean-François, avait annoncé Nicole. C'est pour lui que je vous ai demandé de venir.
Où est-il, que fait-il, qu'arrive-t-il à Jean-François, se fussent écriés des amis fidèles. Nul ne s'était écrié. Gazol avait tordu sa bouche et pris son nez entre deux doigts, Charles baissa les yeux. Vous vous souvenez quand même de Jeff, dit Nicole en faisant vibrer la mémoire dans sa voix (qu'ils avaient donc aimé cette voix, naguère), il m'a écrit. Quel genre d'ennuis? fit abruptement Gazol. Un rire s'éleva d'elle, à peine altéré – ce rire en dièse aussi, ils avaient tant aimé.
– Pas du tout, dit Nicole, aucun ennui. Juste un peu d'aide, ça n'a pas l'air bien grave, il a pensé à nous. Il pense à nous, c'est tout.
– J'ai eu des histoires moi aussi, se rappela Gazol au bout d'un moment, mais je n'ai pas fait d'histoires. Je me suis débrouillé seul. On est seul, Nicole, on s'arrange seul, comprenez-vous. Moi aussi, j'ai eu des ennuis.
Charles n'évoqua pas les siens, évidemment visibles. Se portant ailleurs, ses yeux croisèrent ceux de Justine.
– Vous m'auriez aidé, quand ça n'allait pas? poursuivait Gazol. D'ailleurs j'en ai toujours, moi, des ennuis, alors vous allez m'aider? Qu'est-ce que vous allez faire pour moi?
– Bien sûr, Vincent, prétendit Nicole, il fallait le dire. Il suffit de parler.
– Vous ne pouvez rien pour moi, fit Gazol en baissant la tête et creusant le thorax.
L'échange se poursuivit un peu, dégénérant, progressivement dépouillé d'arguments, bientôt réduit à un antagonisme brut. Charles n'écoutait plus, étudiant les reliefs d'aliments sur la table. Un bruit de chaise l'extirpa de sa distraction, Gazol venait de se lever, brisant là: navré, Nicole, désolé mais non, c'est non. Charles par instinct se dressait aussi, tout le monde parut gêné, il y eut un silence et personne ne bougeait, les femmes assises et les hommes debout, comme dans les tableaux de Fantin-Latour. Puis Gazol s'en fut, Charles se rassit. Alors tu restes? fit Nicole, tu es d'accord? Sans répondre il tira vers lui une soucoupe regarnie de charlotte. Peu après, Justine lui montrait sa chambre.
Elle donnait sur des buissons, des arbres avec des oiseaux dessus qui piaillaient dans l'aigreur. Le papier peint rosé-crème figurait des marquises sous ombrelle et sur escarpolette, des ifs et des puits, des lévriers abrutis. Deux tableaux: un aïeul, un paysage plat. Un Heraklès de bronze luttait sur la commode avec un lion de Némée. Justine sortit en fermant la porte après elle, et Charles s'assit sur le lit. Cela manquait un peu de lumière, quand même, c'était encore au nord. Justine revint avec des vêtements de rechange et des serviettes de bain qu'elle répartit dans les tiroirs de la commode. Vous ne voulez rien d'autre, vous n'avez besoin de rien? Une radio, quelque chose à lire. Un journal.
– Non, dit Charles.
Il s'était relevé, ne sachant que faire de lui, les bouts de ses doigts lui paraissaient inoccupés. Il alluma une lampe, ça n'éclairait guère mieux, il l'éteignit. Bébé d'Amour passa derrière la porte en rageant faiblement.
– Je vous remercie, dit Charles.
Justine se tourna vers lui en souriant rapidement. C'est au fond du couloir, dit-elle en montrant les serviettes.
– C'est bien, dit Charles, mais le vélo? Comment on fait pour le vélo?
12
A la même heure locale, c'était tous les jours la même chose: Jean-François Pons déjeunait sur le tard d'un bol de nouilles saisies dans une sauce rouge, arrosées d'une Tiger tiède. Il était seul devant sa table, serré chez lui pendant les grandes chaleurs d'après midi. Ces nouilles livides, ces poissons morts qui surnageaient au fil d'une boue toxique, le duc les mangeait sans les regarder. Il parcourait ses revues cornées, tournant chaque page après s'être essuyé les doigts sur son bleu.
Tous les matins c'était pareil, le duc Pons se levait avant le jour pour superviser la saignée des hévéas, chaque jour incisés un peu plus profond pour faire jaillir un maximum de sève selon la théorie de la réponse à la blessure, élaborée par Parkin à Colombo en 1900. Cette pratique exige un soin extrême, et Pons n'avait pas trop de l'escadron tatillon des contremaîtres chinois dévoués à Kok Keok Choo pour surveiller le prélèvement d'un demi-millimètre d'écorce sur chaque tronc, sous le soleil et le ciel toujours plus vifs, toujours plus lourds. La matinée se passait donc à raviver les blessures des arbustes, puis chacun se retirait sous l'abri qui lui était alloué: les ouvriers agricoles retrouvaient leurs communs, sur l'état desquels les frères Aw n'étaient jamais en retard d'une indignation, et les Chinois réintégraient leurs locaux à peine plus spacieux, mieux aérés, moins envahis par les insectes et les bacilles infiniment variés.
Le couple Jouvin restait généralement cloîtré dans sa villa, hormis les rares apparitions mutiques de Raymond sur le terrain, notant au creux d'un bloc des choses que l'on ne devinait pas, ou celles bien plus divertissantes de Luce trop ivre et fardée, qui zigzaguait parmi les arbustes en gesticulant des airs de Line Renaud, gloussait d'intimes invites à la grande joie du personnel jusqu'à la prompte intervention de Raymond, courant en chaussettes depuis la villa puis ramenant fermement, hors d'haleine, la pauvre grosse créature chancelante dans sa robe à fleurs mal jointive, sur ses talons décloués.
L'après-midi, la fournaise apaisée, on retournait am champs pour récolter le latex sué dans les tasses fixées aux troncs. Pons devait surveiller ensuite le transport à l'usine de la matière première puis les étapes de son traitement, sans parler du réglage des machines, de l'arbitrage des conflits, des rapports quelquefois tendus avec les coopératives de petits planteurs.
Quinze heures, dehors c'est une grande lumière sèche. Le duc Pons gratte son cuir chevelu d'un doigt moite en feuilletant une brochure importée d'Europe du Nord – on frappe à la porte. Pons ferme sa revue, adresse une grimace à l'horloge murale offerte par les contremaîtres il a cinq ans: un panda y bat la mesure une seconde sui deux. On frappe encore – contre la porte est punaisée une vieille première page de France-Soir toute jaune, toute occupée par la photographie d'une manifestation, pendant la guerre froide, à Paris: jeune, déjà très osseux un coin, on y aperçoit le futur duc. Pons crie d'entrer.