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Six heures du matin comme chaque jour, tout est semblable au bord du fleuve à cet homme vivant près, serré dans la matière. Un peu de vent cellulite la surface de l'eau, bascule un squelette de feuille morte, pousse un bout de papier sec dans une flaque, lève la poussière avec un peu de sable. Charles bouge quelquefois, respire trop fort, entend alors quelques pierres qui dévalent comme si c'était à l'intérieur de lui, trouve le temps long malgré son habitude des situations vides.

On dut approcher de neuf heures puisqu'un doux moteur de Fenwick se précisait: l'élévateur véhicula le tas sur sa palette vers une grue de même couleur que lui, la grue happa la marchandise, la suspendit à travers l'air vers les cales de l’Anthrax, deux pigeons voletèrent alentour en braillant, s'effaçant devant une mouette prioritaire. En même temps que l'air, le tuyau conduisait à l'intérieur de Charles les bruits amplifiés de la manœuvre, les cris, les appels croisés sous les froissements de galets; il percevait tout cela, dans sa grosse robe matelassée d'enterré vif. La palette toucha de guingois le fond plat de la péniche, vomit brutalement une partie de sa charge: souffle coupé, l'homme errant se crut perdu. Là encore, quoique sur tempo plus serré, la chose parut interminable – puis le tas récupéra son équilibre de tas. Charles souffla de soulagement, si longuement qu'il en perdit son propre rythme, respira de travers, ce fut douloureux de s'empêcher de tousser dans ce tube. Il recouvra d'autant plus vite son calme qu'on s'affairait à disposer près de lui d'autres matières premières qui rendirent un son clair, d'abord. Ensuite ce furent sans doute des sacs, des sacs sûrement très lourds qui tombaient vite par terre avec des bruits de ventouses. Puis on referma le pont, le noir envahit le tube. Il y eut encore quelques bruits étouffés au-delà du plancher amovible, des propos inintelligibles, des accents, Charles attendait qu'on actionnât le moteur. Dès que celui-ci battit, l'homme errant s'ébroua vers la surface du tas, ondulant et nageant de tous ses membres dans la pierre, mordant le tube très fort, par étapes extrait du galet comme son aïeul d'un limon.

Il passa ses mains sur son visage, longtemps, il frotta longtemps ses oreilles et son cou, plongea profond sous le col roulé de son vêtement. Ensuite il se frotta longtemps les mains puis se frotta tout entier en s'attardant aux chevilles, longtemps aux genoux, longtemps aux épaules, puis il recommença de se frotter les yeux, tout était très obscur. Il eut un peu de mal à cesser de se frotter. Il dut se contraindre à rester immobile, debout, les yeux grands ouverts dans le noir et le diesel, redécouvrant le rythme de son souffle, frissonnant comme nu.

Revenu à lui, Charles vida ses poches de l'excédent de galets jusqu'au niveau de ses affaires personnelles, à commencer par le Zippo. Zippo: alentour en effet des sacs mais aussi des socs, de grosses lames neuves de socs sous film plastique bleuté, et qui sonnaient si clairement tout à l'heure. Dispersant ses vapeurs dans celles du fuel, le Zippo se sentait en famille olfactive; Charles s'époussetait encore un peu d'une main en le promenant autour de lui. Ce ne fut pas dur de découvrir une planche parmi d'autres planches, que Charles tira près des galets. Assis sur ses pieds, adossé au tas, il dressa le briquet sur la planche et tira tous ses dés de sa poche pour entreprendre une série de figures en trois coups. Juste comme lui tombait sec un full d'as par les six, l’Anthrax bougea dans la direction de l'ouest.

15

A l'aéroport de Subang, l'attente avait contrarié Pons. La chaleur concentrée dans l'asphalte faisant trembler à sa surface toute chose en feu follet gluant, le duc commença de fondre par les deux bouts avant de se geler sous les climatiseurs; glaçant sa chemise contre sa peau, sa sueur s'évaporait par lents et profonds frissons. Juste vêtu d'une enveloppe de coton, le duc prit soin de se changer dans les toilettes exiguës du Boeing, redoublant d'épaisseurs en prévision de Paris: sous trop de laine il était donc en nage à Roissy aussi, dans la file d'attente des taxis. Il était fatigué, les notions de sommeil et de jour se mêlaient, glissaient sur celles d'espace, de froid, il avait mal aux genoux. Il s'étonnait d'être fatigué, trop fatigué pour s'étonner de ne pas l'être plus; il avait dû, pressé contre un tapis roulant, attendre sa valise longtemps. Toujours les mêmes bagages défilaient sauf le sien, parfois jetés de travers, leurs arêtes saillantes heurtaient ses genoux fragiles, une fois Pons crut tomber.

Une autre fois il se retint à la portière du taxi, après qu'il eut dû charger lui-même sa valise dans le coffre. En chemin, la banlieue nord se précisa progressivement: différente, certes, du souvenir qu'il en gardait, sûrement différente, des choses avaient sûrement changé qu'il ne sut voir, ne put distinguer des autres. Le taxi s'arrêta près de la Mutualité, devant un hôtel accroché à la mémoire de Pons.

Il existait encore, semblable à son image, également accroché à son bail, n'ayant gagné aucune étoile; la chambre donnait sur une chienne endormie sur un plaid, au fond d'une cour à peu près claire sous les draps étendus. Pons ouvrit son bagage, le referma, s'étendit sur le lit pour s'aussitôt redresser, les coudes en équerre, je ne vais jamais dormir. Les brosses au fond de la valise, le savon; le duc sortit de l'hôtel vingt minutes plus tard. Les mouvements de l'air, dans la rue, séchaient fraîchement son cuir chevelu. Il freina place Maubert devant une épicerie indochinoise, les mangues et la caissière déjà rappelaient le pays, puis il obliqua vers la Seine. Mais comme la banlieue nord et sans doute comme ces mangues, le fleuve tombait en porte à faux, mal synchrone avec ses souvenirs, à sa vue le duc Pons n'éprouva nulle satisfaction, pas la moindre émotion, pas ça de nostalgie. Plus tard devant un ballon de blanc, à la terrasse d'une brasserie vers Cluny, il en allait de même avec le blanc: ni lointain ni proche de celui qu'il se rappelait, pas même le même, pas mieux qu'un autre. Ce n'est rien, c'est la fatigue. Le décalage.

Des femmes passaient devant lui sur le trottoir large, encore couvertes. Le duc eut un peu froid, hésitant à se lever pour plonger dans la ville froide. Proche de l'hôtel, cette terrasse était une zone franche, protectrice, un milieu transitoire équivalent du pédiluve au seuil de la piscine. N'était le frais fond de l'air, Pons s'y fût assoupi. Après un autre ballon qui était un peu meilleur, il se leva quand même et se dirigea sûrement vers un bureau de poste qu'il savait là, aucune raison qu'il ait bougé du coin de la rue Danton. Sans doute la peau de Pons n'avait-elle pas éliminé toute l'humidité tropicale accumulée dans ses pores, car une épaisse buée se condensa sur la porte vitrée dès qu'il fut dans une des cabines du sous-sol.

– C'est Jean-François, dit-il. Pardon? Bon, je ne quitte pas.

D'un index patient, Pons traça des formes dans la buée, une chaise, un profil, pendant que Boris courait de travers après sa maîtresse. Enfin la voix de celle-ci parut, Pons écrasa le combiné sur son oreille. C'est moi, Nicole, souffla-t-il. Jean-François.