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– Oh, Jeff, exhala-t-elle.

– Bien passé, dit le duc, oui. Pas trop, un peu. Pas tout de suite, il faut d'abord que je. Et puis je voudrais voir Georges. Je sais, je sais, moi aussi, moi aussi. Demain. Moi aussi, oui.

Il raccrocha, réfléchit un instant, électrifia la chaise d'un zigzag machinal avant de regagner la grouillante surface du sol. Peu après, calé dans les housses pelucheuses d'un taxi Datsun, il découvrait la voie sur berge dans le sens du courant, en contrebas d'un front d'hiératiques façades sculptées dans de l'iceberg gris. L'allée des Cygnes à droite, matérialisant l'axe du fleuve, était toujours décorée des mêmes figurines – un couple, une bonne d'enfants, un lecteur sur un banc – qu'on trouve dans les vieux magasins de jouets. Le taxi ralentit quai André-Citroën au pied d'une tour de trente étages à parements jaunes, striée de baies vitrées, prise entre deux autres tours blanche et beige. Pons ouvrit la portière et leva la tête vers les hauteurs des bâtiments; il s'en trouvait d'assez semblables à Singapour, qu'il faudrait voir vieillis; les verrait-il vieillir. Il abandonna cette question dans le taxi.

Outre l'aquarium et les plantes vertes, le hall de la tour s'ornait d'appliques géométriques et de bas-reliefs en métal jaune, en verre fumé. Pons lut les noms, les numéros d'appartement sur les boîtes aux lettres dorées. Ses lèvres bougeaient sans bruit. Dans l'ascenseur il se trouva coincé contre le miroir du fond, l’une des femmes enceintes avait coiffé de légers écouteurs qui grésillaient dans le silence soufflé de la machinerie. L'une après l'autre sortirent avec leur cargaison; Pons, vérifiant son image dans le miroir, poursuivit seul son ascension jusqu'à l'avant-dernier étage.

Derrière sa porte, Paul suivait une émission consacrée à la faune montagnarde: la sonnerie le raidit dans son fauteuil, les marmottes se figèrent sur l'écran. Il se leva, baissa le son, ouvrit la porte. Passons sur la surprise, passons sur les prophéties de Bouc. L'autre était tout de suite là, bien encadré par l'embrasure, toujours le même. Ah, Paul dit n'importe quoi, je pensais bien que tu allais venir. Le duc ne disait rien, son regard exprimant une dignité farceuse. Entre, ajouta Paul après qu'on n'eut point échangé d'accolade. Pons se laissa tomber dans un fauteuil en soufflant, faisant souffler l'enveloppe de cuir sous lui, tournant vers Paul son visage buriné de gris:

– Tu as reçu ma lettre?

– Tu prendras quelque chose, supposa Paul en disposant de quoi prendre.

– Plutôt celle-là (Pons désigna l'étiquette jaune), vas-y. Vas-y, vas-y, vas-y, stop. Tu es beau, affirma-t-il en levant son verre, c'est bien. Je vois que ça va. (Il but.) Trente ans, n'est-ce pas, tu étais comme ça. (Il disposa sa main en pronation dans l'air.) Ça te fait combien, maintenant? (Il but.) Tu as des nouvelles d'Albert?

– La retraite, résuma Paul, ils ont pu lui trouver quelque chose. Quelque chose, tu vois, pour quand on prend sa retraite mais il paraît que c'est bien, il est bien, ils disent que c'est très bien. Ils vont le voir.

– Je vois, dit le duc, et la petite Monique?

– Elle est retournée chez la mère de Georges, dit avec lassitude Paul. Après sa mort.

– Elle est morte quand, la mère de Georges?

– Non, soupira Paul. Georges.

– Ah, fit Pons, parce que Georges est mort?

– Une sorte de chute, expliqua Paul, il y a trois ans.

Pons but.

– C'est une perte, déclara-t-il ensuite, c'est un malheur. Je ne comprends pas qu'on ne m'ait pas averti. Quand même vous auriez pu prévenir, c'est quand même la famille, merde. Tu avais mon adresse. Surtout Georges.

Paul exprimant d'un seul geste l'idée de l'éloignement dans l'espace et dans le temps, le duc produisit une minute de silence en buvant à la mémoire de Georges par petites gorgées, entre lesquelles il regardait ce qu'il restait dans le verre.

– Personne d'autre? vérifia-t-il. Personne d'autre n'est.

– Je ne vois pas, dit Paul. Enfin Janine, mais tu sais.

– Janine c'était inévitable. Et toi, tu te débrouilles comment?

Les bras de Paul s'écartèrent de son buste vers le décor, comme un comédien désigne poliment ce qui n'est pas lui: côté jardin Gaston Chaissac, côté cour la vue imprenable.

– Ça paraît bien, dit le duc, c'est bien. Alors tu as eu ma lettre?

Autant que pût en convoquer Paul, ses souvenirs de cette lettre n'étaient que miscellanées en vrac où l'affectif se bousculait sans méthode au météorologique, l'éthique au géopolitique, l'autobiographique à l'astral comme dans un sac de linge. Avec, lui avait-il semblé, beaucoup de citations de mémoire, de points d'exclamation et de suspension, de parenthèses béantes et de questions laissées en friche. Un tel désordre y régnait qu'il n'avait pas vraiment pris garde à l'envoi final – envoi essentiel du point de vue de Pons, tout ce qui le précédait n'étant que garniture, mais de ce fait même un peu trop contourné -, allusions affectées à de nécessaires échanges, à des affaires que Jean-François voulait régler auprès des siens, assis sur le sol natal. Dans ce courrier Paul n'avait voulu voir qu'émanations, sentimentalement insomniaques, de vieil ivrogne coloniaclass="underline" Jean-François Pons était ce parent absent dont on ne tirera rien, qu'on ne reverra plus, à ce point disparu qu'on ne le couche même plus sur la liste des faire-part. Or voici le duc en pleine santé dans le fauteuil rouge, revenu du royaume des morts pour se resservir du whisky.

– Je te parlais d'une affaire dans la lettre, tu te souviens de ça?

– Bien sûr, dit Paul, c'est-à-dire pas dans le détail.

– Une chose d'abord, dit Pons, je sais que c'est ton rayon. Ne me raconte pas d'histoire, ne nie pas. Je sais que c'est exactement ton rayon.

Il exposa la situation malaise. L'état des choses au sein de la plantation. Très vite on en vint aux questions logistiques. Paul comprit avec dix secondes d'avance ce que Jeff allait lui demander, tout de suite il grimaça, feignit de ne pas comprendre, voulut protester.

– Une chose, rappela Pons en levant un doigt, surtout ne raconte pas d'histoires, c'est Georges qui m'avait dit que c'était ton rayon. Il me l'avait écrit. Il s'inquiétait pour toi, Georges.

– Maintenant c'est fini, dit Paul. Je ne m'en occupe plus, maintenant.

– Tu connais du monde. Pour une quinzaine de peronnes, tu vois, commanda Pons en arrondissant les bras devant lui, comme pour un gâteau. Une vingtaine, disons, comptons large. Du solide. Pas trop lourd, pas trop compliqué. Tu vois mieux que moi.

S'exprimant au conditionnel, Paul s'enquit d'une voix boudeuse et douloureuse de quelques précisions, parmi quoi la compétence technique et militaire des futurs utilisateurs. Rudimentaire, reconnut le duc Pons, et purement théorique: les soirs au fond du baraquement, l'aîné des Aw faisait courir son index plat sur des schémas délavés, polycopiés à l'alcool, devant les ruraux assoupis. Il distribuait aussi quelques brochures de temps en temps, mais les types se foutaient des brochures.

– Des fusils d'assaut, hésita le duc, il paraît que c'est le mieux. Naturellement je n'y connais rien, c'est le jeune dont je t'ai parlé qui m'en a parlé, le frère de l'autre, un garçon actif, des trucs dans les dents (il but), c'est lui qui m'a dit ça. Ça te parle, le fusil d'assaut?

Paul indiqua des noms de modèles, des noms connus dans leur spécialité, aussi connus que Heinz pour le ketchup.