– Je ne te suis pas bien, dit Pons, mais ça me dit quelque chose. Voilà, une vingtaine de ça.
– On ne les a pas comme ça, fit observer Paul.
– On peut rêver, dit Pons, par exemple il me faudrait aussi quelqu'un, une espèce d'instructeur. Pour leur apprendre à s'en servir, tu ne vois personne? Tu verrais comme c'est joli là-bas, surtout en ce moment. C'est tout vert.
Comme Paul, immobilement, regardait le duc sans répondre, celui-ci préféra ne pas développer ce point tout de suite, on aurait tout le temps d'y revenir.
– Bon, dit enfin son neveu, je vais voir. Bien sûr je ne te promets rien. Même ça m'étonnerait, mais je vais voir.
Pons hocha. Une frayeur traversa Paul.
– Où est-ce que tu dors? s'inquiéta-t-il avec sincérité, je veux dire, tu habites quelque part?
Pons griffonna des chiffres dans la marge d'un journal. A partir de demain, précisa-t-il, d'ici là j'ai tout mon temps. Il déchira le bout de papier qu'il tendit, tendant son verre vidé dans son autre main. Paul versa de l'alcool dans le verre puis inscrivit l'adresse de Bob, à toutes fins utiles, sur un autre bout de journal arraché. Voilà que Pons voulait à présent se lever de son fauteuil et c'était difficile, mais il s'extirpait enfin de la ventouse puis marchait en crabe vers la baie vitrée, appuyait sa main grande ouverte et regardait l'extérieur qui n'avait pas vraiment changé somme toute, toujours pas tellement changé. Son verre pendait oblique au bout d'un bras.
16
C'était encore Justine dans sa chambre grise. Dehors, les nuages blancs filtraient le jour suivant – froide lumière de néon scialytique, posée sur toute chose équitablement. Des cris d'enfants récréés montaient d'une cour proche, des pigeons bondissaient tels des sauterelles obèses, impavides parmi les corniches, les barres d'appui, les toits.
Justine entassait dans un sac quelques affaires pour trois jours d'absence. Elle n'était pas à ce qu'elle faisait, s'éparpillait dans des chapelets de petites actions annexes qui la détournaient sans cesse du sac profond. Feuilletant un livre avant de le ranger, elle découvrait entre ses pages une photo, coinçait la photo sous le cadre du miroir dans lequel elle se jugeait un instant, changeait de sweat-shirt en conclusion de cet examen, allumait une Gitane, l'écrasait aussitôt, puis une Benson qui se consumerait seule au bord d'un meuble. Elle traversa l'appartement, revint de la cuisine avec du jus d'orange dans une très grosse bouteille. Elle buvait avec précaution, à même le très gros goulot, une main dans ses cheveux comme pour soutenir sa nuque, son épaule appuyée à la porte de l'atelier: Laure travaillait dans une tempête d'étoffes, de patrons amoncelés qui déferlaient au pied de la machine à coudre.
– Je serai là mardi, rappela Justine, mardi soir. Tu en veux?
– Et le type? fit Laure en prenant la bouteille.
– Le type.
– Celui qui téléphone. Qu'est-ce que je dis?
– Tu ne sais pas quand je reviens, tu ne lui dis pas mon nom. Appelle-moi chez ma mère s'il insiste trop mais ne lui donne pas le numéro. Je n'ai pas tellement envie d'y aller, chez ma mère.
Mais j'y vais: une heure plus tard, ayant roulé à vive allure sur l'autoroute du Nord, Justine rejoignait la maison de Chantilly. Des éclats de voix provenaient du salon vert, où Pons brossait pour Nicole quelques tableaux de la vie malaise, ses fémurs croisés vers la cheminée dont Boris venait de faire le plein. Il cessa de parler à l'entrée de la jeune femme, l'inventoria d'un regard trouble et voulut se lever.
– C'est Jeff, c'est Jean-François, dit Nicole à sa fille avant de marcher vers la porte pour instruire Boris – par l'embrasure on voyait l'homme de peine qui s'élevait vers l'étage en diagonale décousue, traînant après lui le sac profond.
– J'ai vu, dit Justine, une photo de vous. Je me souviens.
– L'usure, invoqua Pons coquet, je suis méconnaissable. Les tropiques font vieillir.
Nicole revint puis Boris reparut, signalant que pour manger c'était quand on voulait. Justine sortit la première du salon. Belle fille, souffla Pons, elle tient de toi. C'est tout toi.
A table il se montra jovial, assez insoucieux des affaires qui motivaient son voyage et dont il semblait quelque peu perdre de vue l'objet. Boris faisait le service, compromettant au-dessus des têtes l'avenir des saucières, évitant le malheur par miracles. Qu'est-ce que c'est que ce type, s'enquit Pons entre mâche et daube, il est malade?
– Un ami de Charles, dit Nicole. Il vivait comme Charles, tu sais (Pons leva l'œil au ciel), il en a eu assez. Tu as vu qu'il ne tient pas bien droit? Il cherchait niielque chose. Une réinsertion, si tu veux. Il est calme, il est propre, il s'entend bien avec madame Bœuf.
– Ah, fit Pons. Et Charles, au fait?
Nicole eut un regard vers Justine avant de ne pas répondre.
– Il faut que je te dise. J'ai parlé de toi, tu sais. Ceux du Perfect, tu te souviens, il y en a que je revois de temps en temps.
– Je ne te comprends pas, grogna Pons.
– Si tu as besoin qu'on t'aide, fit-elle. Alors je me suis dit, je leur ai demandé.
Le duc fit venir son sourire froid d'aventurier, lointainement amer, dont trop peu d'occasions d'user se présentaient.
– Ils se sont défilés, supposa-t-il avec justesse. Mais je n'ai besoin de personne, pas besoin d'eux.
– Je dois dire qu'à part Charles, hésita Nicole.
– J'aimais Charles et je le craignais, poursuivit Pons sur le même ton, mais cette vie de rat. Je ne vois pas qu'il puisse beaucoup m'aider.
– Bon, fit Nicole sans oser parler plus.
– Tu n'as pas dit trop de choses, évidemment. Cette histoire, quand même, si ça s'ébruite on aura des ennuis. J'aurais des ennuis, moi, là-bas. Il faudra que j'appelle, d'ailleurs, savoir un peu ce qui se passe en mon absence.
– J'aimerais mieux, dit Nicole, que tu appelles de la poste. Le prix de l'unité, je ne sais pas si tu vois.
– Je vois, s'assombrit Pons, bon. Mais je m'arrangerai tout seul. J'ai pris des contacts à Paris, de bons contacts. De très bons contacts et tout va très bien se passer.
Un moment oubliée, cette perspective mit du lest dans ses mouvements, dans son raisonnement. Ce rappel au réel le fit se taire et poser son couteau sur le bord de l'assiette, prendre son verre sans le porter à ses lèvres, regarder par la fenêtre: adoucis par les voilages, les arbres griffaient la lumière de leurs ongles émondés. Le silence parut avec ses habitants, dialogue d'aboiements sourds, klaxon musical sur la route, jeu des 1 000 francs dans la cuisine où chaque jour, face aux questions bleues et rouges, l'encyclopédique Boris ne laissait pas de surprendre madame Bœuf, trio de passereaux dans les hauteurs, solo de motoculteur au loin, sonnerie du téléphone au salon, Justine se leva.
– Bien sûr, dit Nicole, que ça va bien se passer.
Justine traverse l'entrée puis le salon vert, décroche; allô, dit-elle. Allô, se hasarde une voix d'homme que Justine reconnaît aussitôt. C'est encore vous, fait-elle assez fraîchement, à l'entendre on ne devinerait pas qu'elle sourit. Silence bref, puis la voix dit pardon, je crois que c'est une erreur, autre silence puis on raccroche.
A l'autre bout du fil coupé, Paul J. Bergman ne sourit pas. Lui n'a pas reconnu Justine, ne se souvient pas assez d'elle sauf les yeux; l'accueil hostile d'une inconnue ne lui remonte à présent pas le moral. Fâché, Paul relit les chiffres griffonnés sur le morceau de journal par Pons, qui se sera trompé – ravages de l'alcool sur la mémoire, dès un certain âge. Par acquis de conscience, Paul les compose encore sur le cadran, plus lentement: cette fois c'est occupé.