– Non, répond en effet Laure à Justine, il n'a pas appelé. Je n'aurais pas donné le numéro, de toute façon. Tu as confondu, ça ne peut pas être lui.
Lui, rappelle cinq minutes après. Ce n'est plus occupé. Cela décroche aussitôt, la même voix féminine dit allô, moins assurée, on ne sent toujours aucun sourire à l'intérieur.
– Pourrais-je parler à Jean-François, dit rapidement Paul plein d'urbanité, comme si de rien n'avait été. S'il est là.
Nouveau silence bref, Justine fait venir un petit peu de sa lèvre entre ses dents. Ne quittez pas, dit-elle avant de poser doucement le combiné sur la tablette en cuir du secrétaire, revenant à contrecœur vers la salle à manger. C'est pour vous, dit-elle à Pons qui se dresse promptement, arrache la serviette endormie sur ses genoux, file au salon d'un pas martial. Justine reprend sa place, regarde sa mère. Ses contacts, dit-elle, qu'est-ce que c'est? Il a dit, tu sais, qu'il avait des contacts, il t'en a parlé? Mais Nicole ronge une miette en rêvant: contacts, réagit-elle enfin, quels contacts.
Cependant qu'à son tour il traversait l'entrée, le duc se ressaisit. Depuis quelques heures qu'il se trouvait à Chantilly, l'urgence de sa mission risquait de s'être émoussée dans la tiède compagnie de Nicole, compagnie ronde et molle comme un pouf dans lequel on aurait oublié, quand même, quelques épingles. Cet appel opportun l'extirpait de la réplétion, de cette torpeur de serre menaçant d'enliser sa conscience. Le téléphone rétablissait d'un trait la prise sur le monde de sa virilité, il fonça sur lui tout en respirant fort, le dos droit. Il retrouvait ses forces.
– C'est toi, petit?
– Je voulais te dire que je vais voir un type.
– Quel genre, fit Pons, quel genre de type?
– Je l'ai appelé hier soir, il aurait peut-être quelque chose pour toi, il faut voir. Je vais voir. C'était juste pour te dire.
– Parfait, dit Pons, continue de me tenir au courant. Il y a ici (il baissa la voix), là où je suis, une petite magnifique, j'aimerais que tu la voies.
– Ah bon, fit Paul. Celle qui répond au téléphone?
– Mh, suggéra Pons. Je te la présenterai si tu veux.
– Oui, dit Paul, bon. Elle m'a paru un peu bizarre.
– Paul, comment ça se passe avec les filles, voulut approfondir soudain le duc, est-ce que tu en vois souvent? Est-ce que tu en vois assez? Je te dis ça parce que. (Seul au sommet de sa tour, Paul J. Bergman poussa un rire sans joie.) Il m'a semblé que tu.
– Est-ce que tu t'es bien remis du voyage, demanda Paul, est-ce que tu te reposes comme il faut.
– J'étais fatigué ce matin, se souvint le duc en posant une main sur son front, mais je crois que ça va tout à fait bien maintenant.
– Repose-toi bien comme il faut, dit Paul.
17
C'était sans plaisir que Paul avait rappelé Tomaso, sans plaisir qu'il se rendit chez lui. C'était au milieu du Kremlin-Bicêtre, dans une artère commerçante assez fiévreuse en fin d'après-midi, nettement tachycardique le dimanche où se pressaient dehors, sous leurs abris toilés, d'itinérants marchands de neuf et d'ancien. A mi-chemin, Tomaso tenait là une boutique d'électroménager soldé, machines récentes mais toujours affligées d'un défaut qu'une cherté moindre espérait faire absoudre – congélateurs mal jointifs, convecteurs et grille-pain survoltés, téléviseurs bosselés aux labels déroutants, accessoires tels que téléphones de fantaisie (non homologués), services à thé taïwanais (amputés d'un de leurs membres) ou paires de ronds de serviettes en inox (Toi et Moi gravés dedans). Tomaso, qui négociait tout cela, était un homme bref, un faux maigre ficelé dans de la blouse grise. Mordant sur ses gros sourcils, un béret d'une excessive largeur battait au-dessus de ses oreilles translucides, posé sur son crâne comme un rapace près de s'envoler, de ravir le soldeur à l'ancestral plancher.
Paul gara sa voiture devant la boutique vide. Ce vide seyait à Tomaso, qui n'encourageait pas ses voisins à lui acheter des appareils dont ils pourraient vouloir venir se plaindre ensuite; et les autres n'ayant nulle raison de s'adresser à lui, son chiffre d'affaires n'existait qu'à l'état de notion. Les vraies affaires, celles d'où Tomaso tirait ses gros revenus inodores au fisc, se traitaient d'une voix sourde avec des hommes bien mis, parmi les cuisinières et les séchoirs déchus. Humbles, drapant leur gêne sous l'étiquette barrée, ces machines déclassées assistaient aux enchères de leurs consœurs plus rares, plus précises et plus meurtrières, beaucoup mieux entretenues, beaucoup trop bien pour elles.
Pour en arriver là, compte non tenu d'une disposition naturelle, Tomaso avait juste rencontré l'homme qu'il fallait quand il fallut, l'homme qui lui fit rencontrer des grossistes et profiter de la valise diplomatique, d'abord. Ensuite les choses avaient marché toutes seules: sous sa discrète couverture électroménagère, Tomaso n'avait cessé de bénéficier du trafic d'armements, même après la mort violente de l'homme qu'il avait fallu. Dans ce domaine, la routine consistait à nourrir le circuit parallèle d'amateurs, mais il lui arrivait aussi de tenir un rôle intermédiaire dans de gros marchés ouverts sur l'étranger concernant des bazookas P 27, des mortiers M 52 et des canons M 59 A, des fusées AGL, des missiles Super 530, des mines magnétiques M 1, des mines magnétiques M 2, même un jour un char AMX. Tomaso mettait une partie de son argent dans la pierre après l'avoir lavé, le changeant en maisons qu'il ne louait ni ne prêtait, qu'il visitait de temps en temps. Cet argent s'amassait, se laissant quelquefois jouer par grosses sommes aux courses, mais par exemple Tomaso n'aurait jamais acheté un cheval. Cet argent était à la disposition raisonnée de sa femme, servant aussi à l'entretien complet de leur fils Gérard, brave garçon totalement improductif au bout de trente-neuf ans. Cet argent se dissolvait dans de longues cures thermales pour eux trois. Cet argent, Tomaso n'avait pas le sentiment d'en jouir comme il l'aurait rêvé: trop vieux lors de sa rencontre avec l'homme qu'il fallait, trop ancré dans un mode de vie de soldeur, il n'avait pas su se défaire de son réseau d'habitudes, le remplacer par un réseau plus suave. Donc cet argent s'accumulait, principalement en Suisse, avec un fonds de roulement pour la vie quotidienne.
Quotidiennement il mettait un peu d’ordre, dépoussiérait sa marchandise blessée quand Paul poussa la porte, actionnant deux grelots séparés par une quinte diminuée.
– Monsieur Bergman, se réjouit Tomaso. Comment ça va, quoi de neuf.
Paul répondit comme convenu – pas mal, pas plus -, retourna ces questions sans chaleur puis s'expliqua sur ce qui l'amenait. Il eut l'impression de jouer un rôle, sans grosse envie de le tenir, pendant qu'il exposait le problème concret de Pons, évoquait des solutions possibles. Citant Kalashnikov, il voulut savoir ce que l'autre pensait d'une telle prescription. La tête du soldeur pencha sur un côté, tout le béret se déportant dans le mouvement.
– Oui. Pour ce style d'opération, préconisa-t-il, je verrais quelque chose de plus souple. Réduire les pièces trop lourdes, n'est-ce pas, compenser par de l'arme de poing. Naturellement du bon calibre, question de proportion.