Paul s'assit après lui. Toon resta debout, d'abord derrière son chef comme il convenait à son état, puis il recula en direction de la fenêtre, dans une progression à peine sensible vers les hydroglisseurs. Paul cherchait une réplique aux cafetières.
– Alors, trouva-t-il, ça c'est bien terminé l'autre jour, à Vanves?
La main de Van Os voleta près de sa tempe, chassant l'échauffourée de l'histoire universelle:
– Ce n'était rien, peu de chose. Des types, je ne travaille pas avec, des connaissances. Mais on s'aide un peu, vous savez ce que c'est, on se donne des coups de main.
Il ôta ses lunettes, posa son haleine dessus puis les nettoya minutieusement sans les regarder, ses yeux plissés vers la reproduction d'une peinture sur le mur, intitulée Sept heures du matin: au coin d'une rue vide, derrière la vitrine presque vide d'un magasin fermé, une pendule au milieu du tableau marque en effet sept heures. C'est principalement bleu clair, vert clair, blanc. Des frondaisons plus vertes frissonnent à gauche sous un triangle de ciel beaucoup plus bleu. C'est joli, dit Van Os. Vous avez repensé à ce que je vous ai dit?
– Non, fit Paul, c'est-à-dire oui, je veux dire qu'il n'y a rien, décidément rien. On ne trouve pas, en ce moment.
– C'est vrai qu on ne trouve pas grand-chose, c’est assez préoccupant. Vous n'êtes pas le seul à qui je demande.
– Je m'en doute bien.
– Personne n'a rien. Dufrein n'a rien, Omar n'a rien, Labrouty n'a rien. Vous me direz d'essayer avec Chonnebrolles, mais pas moyen de lui mettre la main dessus, Chonnebrolles. Personne ne sait où il est. Tomaso, rien non plus. Vous connaissez Tomaso?
– Je ne vois pas bien, déglutit Paul. Les autres non plus, d'ailleurs. Sauf Chonnebrolles, naturellement, mais seulement de réputation.
– Je suis ennuyé, dit Van Os, je suis très ennuyé. J'ai tellement besoin de matériel en ce moment. J'ai du trop petit calibre, on ne fait rien avec ça. Vous ne me racontez pas d'histoires, au moins?
Paul remua la tête.
– Ça me ferait de la peine si c'était des histoires, poursuivit l'autre en regardant ses mains d'un air peiné, je le prendrais mal. On a toujours eu, vous et moi, des rapports très confiants, ça me ferait du mal. J'aurais du mal.
Paul remuait sa tête dans l'autre sens, perpendiculairement, lorsque Toon s'exclama: l'un des hydroglisseurs venait de verser, son pilote pataugeait à présent sous son casque, dans l'eau riche en virus. Holà le type, laissa échapper Toon. Van Os sourit avec attendrissement en désignant du pouce son homme de main. C'est un enfant, dit-il doucement, c'est impulsif, ça n'a pas sa conscience. Comme il dépliait son squelette, Paul se leva après lui, Toon se détachait à regret de la fenêtre.
– Au plaisir, dit Van Os, prévenez-moi. Promettez-moi de me prévenir. Je repasserai, de toute façon.
Ils sortent, accompagnons-les jusqu'à leur véhicule: j'en ai assez de ce type, exprime Toon, j'en ai assez de le suivre, moi. La fille de l'autre jour, par contre, je ne l'ai plus vue. Il m'avait l'air bien accroché, pourtant.
– Bon, dit Van Os, tu continues à le suivre. Et tâche de surveiller cette fille aussi.
– Non mais, s'indigne Toon, vous vous représentez le travail?
Leur véhicule démarre, laissons-les s'en aller. Revenons chez Paul qui a refermé sans bruit la porte sur eux, rapporté la bouteille à sa place dans le placard, qui se tient près du placard un moment, immobile, sans une pensée pour les hydroglisseurs. Quand le téléphone recommence à sonner, Paul reste près du placard. Il laisse sonner, cela va se décourager. Cela surenchérit au contraire, les sonneries acides rayent l'espace avant qu'il se décide. L'appareil suspendu à deux doigts, suivi de son fil, Paul décroche en prenant le chemin de la fenêtre. Ce doit être Bob. Je savais que c'était toi, s'apprête à dire Paul, devine qui sort d'ici.
Mais non, c'est Justine qui ne dit toujours pas son nom, cette fois Paul a tout de suite reconnu sa voix. C'est inattendu. Elle veut le rencontrer, voilà qui est très inattendu. Elle propose une date, une heure, un bar-tabac. Oui, dit Paul, je vais venir. Bien sûr. Je vais venir de tout mon cœur.
18
Innombrables, étonnamment variées sont les sonneries téléphoniques de par le monde. Pour s'en convaincre il n'est pas nécessaire de sortir de chez soi, il suffit d'appeler l'étranger. Tout de suite se succèdent quelques tonalités. Quand on appelle au-delà des mers, on perçoit même un instant le bruissement de tel ou tel océan, aussi calme qu'une bête bourrée d'arrière-pensées. Puis cela vibre plus ou moins au loin, on perçoit le reflet d'une sonnerie déteint par la distance, pâle comme la photocopie d'une photocopie; c'est assez pour se faire une idée, assez pour s'assurer que selon les climats sous lesquels il dérange, le téléphone sonne sur divers tons, selon multiples rythmes. A l'opposé, par exemple, de nos longues stridences vertes, les appareils anglais procèdent par séries binaires de brefs bourdons bruns, les finnois crépitent sans nuance dans le pourpre et les malais distillent d'interminables grelottis blanchâtres, invertébrés, presque transparents.
Depuis l'autre bout du globe, leur écho s'insinuait dans l'oreille de Pons qui, profitant d'une absence de Nicole, tentait de joindre l'aîné des frères Aw. L'entreprise était intrépide, vu la surveillance exercée là-bas par Jouvin, ici même par Boris – Pons, d'abord, s'était assuré que celui-ci s'activait au jardin. Deux lignes raccordaient la plantation au réseau téléphonique mondial; l'une aboutissant à la villa Jouvin, le duc avait composé le numéro de l'autre qui grelottait donc sur le bureau du petit local comptable jouxtant l'usine. On devait y approcher minuit. Surveillant du coin de l'œil son épouse effondrée sous un ventilateur, Raymond Jouvin devait passer en revue les traits marqués le matin même sur les litres. Pons espérait tomber sur le veilleur de nuit, excellent Temoq acquis à la cause des frères Aw et tout dévoué à sa personne.
Au bout de cinq à six grelots survint un décrochement sensible suivi d'un cliquetis d'ondes pointues, d'un silence en brève suspension puis d'un imposant back-ground, niagaresque, enserrant une interrogation presque inaudible lancée de très loin, comme de l'autre côté de la chute d'eau. Ayant identifié le traînant accent temoq, le duc cria quelques mots pour se faire reconnaître. Il dut les crier plusieurs fois mais la joie du veilleur était ensuite extrême, volubile, Pons dut vociférer pour l'interrompre en couvrant l'appareil de sa main en conque, jetant des regards inquiets vers la porte et les fenêtres. Il fallut faire comprendre ensuite qu'il désirait parler à Aw l'aîné. Bien sûr que je vais voir, dit enfin le Temoq, je vais voir s'il est là. A tant de milliers de kilomètres, Pons perçut le choc du combiné posé sur le bureau, puis le silence comblé par cette clameur de cataracte. Tout cela prenait plus de temps que prévu, risquait même de s'éterniser s'il fallait réveiller Aw Sam. Transportant, comme son neveu, le téléphone, le duc marcha jusqu'à la fenêtre, inspecta le jardin: Boris n'était plus visible au milieu de la verdure sur laquelle de petits nuages véloces, jouant à la balle avec l'astre, faisaient courir des taches ternes en accéléré.