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Le contact d'une femme commença de lui manquer cinq jours après son arrivée, mais il ne connaissait personne au Havre. Une fin d'après-midi quand même il en vit une assise sur un banc de la rue Lord-Kitchener, un sac de provisions posé près d'elle. Les cheveux tirés sans fard, elle n'était pas très belle à première vue d'autant qu'elle respirait trop fort, une main sur sa poitrine. Elle devait être un petit peu plus jeune que Charles, qui s'arrêta devant elle. Ça ne va pas?

Elle parut surprise, eut un petit sourire instantané presque à l'état d'excuse. Elle désigna le cabas, sa poitrine. Je vais vous aider, dit Charles. Non, fit-elle précipitamment.

– Soyez sans inquiétude, dit Charles, je n'attends rien de vous.

Elle fit encore non avec la tête, mais d'un air presque interrogatif. Alors je vous laisse, dit Charles, excusez-moi. Attendez, souffla-t-elle, je veux bien mais attendez un peu. Il s'assit à l'autre bout du banc, séparé d'elle par le cabas. Elle paraissait respirer mieux, il lui demanda si elle était malade. Ça me prend de temps en temps, dit la femme, vous êtes d'ici? Non, dit Charles. Je crois qu'on peut y aller, maintenant, dit la femme. Charles prit le cabas.

Elle habitait plus loin qu'il aurait cru. En chemin, dans le crépuscule, elle nomma le palais de justice, la sous-préfecture, la mairie, la prison, la maison natale de Frederick Lemaître. Sur les plaques bleues, Charles lisait les noms des rues qu'ils traversaient. Elle s'arrêta devant l'entrée crayeuse d'un immeuble conçu pour les classes laborieuses; beaucoup de gens entraient et sortaient de cet immeuble, beaucoup d'enfants jouaient devant, en pyjamas déteints sous des peignoirs devenus trop petits pour leurs aînés.

– C'est là, dit-elle. Merci.

– Le plaisir est pour moi, déclara Charles, au revoir.

Comme il se retournait assez lentement, elle attrapa sa manche.

– Vous voulez boire quelque chose, imagina-t-elle. Est-ce que vous voulez manger quelque chose.

– Ai-je l'air d'avoir faim, s'inquiéta Charles.

– Je peux vous inviter (elle désignait le cabas).

– Ça dérangerait chez vous, affirma-t-il. Vous n'êtes pas seule.

– Non, infirma-t-elle respectivement, si.

Les deux pièces de son appartement donnaient, sans couloir, l'une sur l'autre. Dans l'une, un rideau de douche vert dissimulait le coin opposé au coin cuisine. L'autre était meublée par un lit d'une place et demie à dessus havane, par un fauteuil tapissé de nylcord grenat devant un récepteur Ribet-Desjardins dont l'antenne intérieure formait cadre, avec la photo d'un petit garçon dedans. Une reproduction de Vlaminck, une autre de Modigliani brisaient le continuum du papier peint, avec trois photos de Rudolf Noureev collées sur Canson noir et punaisées en escalier au-dessus du lit.

– Ça ne sera pas grand-chose, dit la femme, je fais comme pour moi, je crois qu'il reste un peu de vin. Vous ne voulez pas voir la télé, en attendant? Vous ne voulez pas boire quelque chose?

– Je veux bien, dit Charles, je veux bien.

Il se mit dans le fauteuil et suivit les programmes régionaux, puis les divertissements à forte audience pendant qu'elle faisait cuire les choses dans leur coin. Il se releva, proposa son aide lorsqu'elle mettait le couvert sur la table à rallonge, substituant une nappe au molleton servant au repassage. Elle disparut un moment derrière le rideau vert, revint adoucie d'un peu de fond de teint, de filets de couleurs claires sur ses paupières et sur ses lèvres, elle avait desserré ses cheveux sans les défaire. Charles la vit déplacer autour de son fourneau des objets qui, s'attendrit-il, n'avaient nul besoin qu'on les déplaçât; elle ne le regardait plus, elle conservait un peu d'humilité dans le sourire.

Ils avaient dîné puis s'étaient vite couchés, Charles partit tôt le lendemain matin en promettant de revenir voir Monique. Il revint en effet quatre fois, apportant une conserve, un ananas très mûr récupéré en fin de marché, quelques fleurs empruntées aux massifs de l'hôpital général. Ces lieux étaient devenus des habitudes, forgées en moins de dix jours, de même que l'inspection de l'entrée septentrionale du Havre, vers Bléville, où les décharges parfois recelaient d'intéressants souvenirs. Une fois qu'il furetait dans cette zone, sur un côté de la départementale 147, un Ford Transit roulant trop près du bas-côté faillit le heurter. Charles se rangea dans le fossé à la hâte, grogna en direction du fourgon bleu qui s'éloignait vers le centre ville, tenant toujours sa droite exagérée.

C'est que Paul n'avait pas encore assez intégré le gabarit du véhicule, ni ne s'était bien rompu à ses commandes. Grippé, l'embrayage était anormalement dur, comme si l'on enfonçait un gros clou de son seul pied. Il conduisait doucement, modifiait souvent le programme et le volume du magnétophone japonais calé près de lui sur la banquette. Posé un peu plus loin, son sac de voyage contenait des affaires de rechange ainsi qu'un roman de Mike Roscoe. Cinq cantines métalliques trépidant à l'arrière du fourgon renfermaient, enveloppé dans de l'étoffe grasse, l'assortiment préconisé par Tomaso – à savoir huit fusils, six Herstal et deux Armalite, autant d'armes de poing nommées vipère, python, cobra, et quelques centaines de cartouches appropriées parmi quoi dominait la 7,62 soviétique courte.

Dans Le Havre homogène, les barres d'immeubles se croisaient comme de longs sucres sales. Tout paraissait avoir simultanément surgi du sol, clefs en main, environ 1955. C 'était bien indiqué pour atteindre le port, mais le Boustrophédon ne se trouvait pas amarré comme prévu dans le bassin Théophile-Ducrocq, poste 2. Paul passa en revue les autres bâtiments, un Démosthène, un Star en loques, un Suzy-Delair attentivement briqué. Depuis le pont d'un indéchiffrable vracquier soviétique, deux marins blonds et blancs accoudés tiraient minutieusement sur leurs anglaises en suivant Paul du regard. Dans un bureau vitré de l'administration portuaire, un homme en bras de chemise l'informa des quatre à six jours de retard qu'accuserait sans doute le cargo cypriote. Il indiqua le dock où se trouvait entreposé déjà son fret, Paul discrètement s'étant fait confirmer que les douaniers ne s'y intéresseraient pas avant le moment du chargement. L'homme en chemise délivra un bon.

Grâce au bon, Paul put accéder aux docks, repérant tout d'abord les lieux pour débarquer ses cantines sans attirer trop d'attention. Il les répartit parmi d'autres cantines assez semblables contenant des condensateurs, des machines étiquetées condensateurs. Ce ne pouvait être qu'un abri provisoire en attendant l'arrivée du cargo, il faudrait convenir avec le capitaine du moyen de les soustraire ensuite à l'inspection douanière; Pons avait assuré qu'Illinois, face à ce problème, n'avait pas son pareil. Paul remonta dans le Ford, à bord duquel il chercha près d'une heure le centre de la ville, mais peut-être n'y en avait-il pas, ou bien c'était plusieurs petits. Revenu près du port, il réserva la chambre 24 de l'hôtel Diamant, très haute de plafond, et d'où il appela Bob aussitôt.

Bob n'étant pas chez lui, Paul à toutes fins utiles laissa le numéro de l'hôtel sur son enregistreur automatique. Il ressortit pour aller restituer le Ford à la succursale havraise de Hertz, l'échangeant contre un coupé 104 noir. En fin de journée, longeant la mer en s'éloignant du port, il découvrit une petite étendue de tessons et de galets enrobés de naphte, qui permettait de marcher un peu tout seul au bord de l'eau. D'anciens éclats de verre usés par le mouvement de l'océan luisaient comme des berlingots arrondis, des émeraudes; Paul les ramassait et les regardait, les mettait dans sa bouche, dans sa poche suçait le sel sur ses doigts. Vers huit heures il dîna de bière et d'oeufs dans une brasserie puis regagna son hôtel. Bob n'était toujours pas chez lui. Paul se coucha très vite entre des draps raides et rêches, plâtreux, presque plus denses que l'édredon. Un plan de la ville déplié sur ses cuisses, Mike Roscoe à portée de la main, il fuma plusieurs Senior Service en regardant le plafond extraordinairement distant, comme si c'était du fond d'un puits qu'il voyait se découper ce carré de ciel, étoile d'écaillés de peinture et sous lequel, telle une ancre jetée, pendait l'araignée sèche d'un lustre au bout d'une chaîne d'arpenteur. Il s'endormit plus tôt que d'habitude, la carte du Havre étale sur lui formant une couverture d'appoint.