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– Le cinq, fit-il, donc je rejoue. C'est le cinq, je peux rejouer.

– Non, dit Paul, on n'a pas dit comme ça. Ça te donne juste un handicap sur le prochain coup, tu sais bien, c'est ça qu'on a dit.

– Certes, se souvint le duc, mais au bout de huit handicaps on a le droit de rejouer. Justement j'en avais sept. Ça aussi, on l'a dit.

– On l'avait dit, oui, mais ensuite on a dit que non.

– Pourquoi non, s'indigna le duc.

– Parce que ça complique, fit Paul plaintivement, ça complique beaucoup trop.

– Tu es déloyal, conclut Pons.

Ce qui devait rester inscrit dans les mémoires comme l'événement majeur de l'odyssée du Boustrophédon se produisit au soir du neuvième jour en mer, peu après l'escale de Colombo. On avançait aimablement dans le golfe du Bengale, la météorologie était au mieux. Pons avait profité un moment, sur le pont, de la tendresse de l'air avant de rejoindre Illinois. Paul et Bob arrivèrent peu après, alors que le duc doublait l'apéritif; le capitaine souriait avec douceur, on n'attendait plus que le second pour dîner. Comme son retard se prolongeait, on prit place autour de la table, Pons à côté de Paul. Son verre vidé, le duc se resservit aussitôt, se tourna vers son neveu:

– Tu crois que j'y vais trop fort, c'est ça. Tu trouves que j'exagère, dis-le tout de suite.

– Je ne sais pas, dit Paul, tu bois toujours autant?

– Tous les coloniaux, mon petit, tous les coloniaux.

La porte alors s'ouvrit sur Garlonne, qui ne rejoignit pas son siège aussitôt comme il y était accoutumé. Il restait immobile sur le seuil, on le regarda. Passé six secondes, on fronça les sourcils.

– La porte, voyons, Garlonne, dit Illinois. Et puis venez vous asseoir, ça va refroidir.

Observant une variété de garde-à-vous, le second ne réagit pas à l'invite. Une solennité voulait transpirer de sa personne comme pour un lever de couleurs. Il ouvrit la bouche pour parler, mais la salive manquait à ses muqueuses coalescentes, sa pomme d'Adam allait et venait à l'instar d'un yo-yo furieux; il avait l'air fameusement ému.

– Je ne suis pas seul, parvint-il à produire. Il y a les autres qui sont là.

Sa voix véhiculait quelque chose de broyé, comme réduite à son résidu, filtrée par un vocoder. Il avança d'un pas, robotique; Sapir en effet paraissait derrière lui, suivi de Gomez et Darousset qui paraissaient un peu effrayés par eux-mêmes. Garlonne racla sa gorge déserte:

– C'est-à-dire qu'ils m'ont demandé, en tant que délégué – ils ne sont pas contents, n'est-ce pas.

Il s'interrompit, tirant de sa poche un papier. Le capitaine agita une main évasive.

– Allez-y, Garlonne. Exprimez-vous, mon vieux.

– De toute façon ce n'est pas tenable, soliloqua le second en tournant le papier dans ses mains. Je l'ai dit que ce n'est pas normal, en tant que lieutenant, de parler au nom de l'équipage. Je l'ai toujours dit. Enfin bon, puisque c'est eux qui veulent.

Tous regardaient Garlonne déplier son tremblotant papier, hormis le jeune Gomez et Darousset qui ne donnaient pas l'impression d'être très concernés; ils promenaient des regards curieux dans le carré des officiers, n'y étant entrés qu'une fois pour signer l'engagement. Dès que le second se mit à lire la liste des doléances après avoir bien toussoté, le capitaine parut surpris, glissant une main sous sa casquette pour se gratter pensivement le cuir. Paul secoua la tête lorsque Bob, interrogativement, se fut tourné vers lui – discret secouement latéral synonyme adouci en langage non verbal du pivotement de l'index dans la fosse temporale. En effet, si les revendications brodaient sur des motifs classiques – solde, horaires, nourriture, sécurité sociale -, point n'était besoin d'être de la partie pour en discerner la tournure excessive, exorbitante sur certains points, s'aventurant hors de la juste mesure vers le seuil du système délirant. On était attentif, le duc avait posé son verre. Il le reprît machinalement, le reposa sans avoir bu.

Sa lecture achevée, Garlonne entreprit de replier le papier tout en prononçant quelques mots pour son compte personneclass="underline" bien sûr il s'associait, en tant que délégué, à ces exigences, bafouilla-t-il sur ce dernier mot. Pour sa part il n'en présenterait qu'une, qui était précisément d'être déchargé de ce statut de délégué, pour des raisons maintes fois exposées mais qu'il tint à rappeler. Il parlait avec plus d'aisance à présent, bien que sa voix vacillât quelque peu sur les accents toniques – curieusement il découpait mal certains mots pourtant courants comme si, ne les comprenant pas, il ne pouvait que les reproduire phonétiquement. De fait le second paraissait habité par une exaltation discrète, inhabituelle chez lui, couleur et squelette de sa péroraison. Un bref silence courut à la fin de ce discours; le capitaine secoua de nouveau sa main, non moins évasivement.

– C'est exagéré, Garlonne, c'est très exagéré. Je suis bien d'accord, moi, je veux bien. Tout ce que vous voulez. Mais ce n'est plus de mon ressort, là, c'est avec la compagnie qu'il faut voir.

Voyant que son oncle se proposait d'intervenir, Paul posa une douce main dissuasive sur son avant-bras. C'est embêtant, disait Garlonne en baissant la tête, ils ne vont pas bien le prendre. Derrière lui, merveilleusement détendus, Gomez et Darousset semblaient surtout ne pas le prendre du tout; un doigt dans le nez, Sapir considérait ses espadrilles. Garlonne rempocha son papier.

– Une petite ouverture, insista-t-il, un geste. Vous cédez sur un point, un tout petit point. Parfois l'esprit s'apaise avec un petit point.

– Ne soyez pas imbécile, fît le capitaine sans hargne. Dites aux gars de reprendre le travail et venez vous asseoir. C'est tout froid, maintenant.

Sans relever la tête, le second se remit à fouiller dans sa poche, d'où il finit par extraire un minuscule engin de quatrième catégorie, quelque chose comme un Browning Baby pour dames. Vérifiant discrètement qu'il le tenait dans le bon sens, il le dirigea vers Illinois, puis d'un mouvement circulaire vers les trois passagers consternés. Mais il n'avait pas l'air crédible avec son petit objet, on aurait dit qu'il voulait le vendre. Sa salive avalée: allons-y, fit-il non sans effort: instantanément des objets contondants fleurirent entre les mains de sa souriante escorte. Les passagers eurent un sursaut, mais Illinois remuait juste ses épaules et réglait sa visière en se retournant vers son assiette.

– Je me vois contraint, dit Garlonne d'une voix contrainte. Je prends le commandement, voyez-vous.

Illinois plantait sa fourchette dans le pâté, empalant sans répondre un demi-cornichon du même coup.

– J'ai l'équipage avec moi, développa le second, ça ne peut pas se discuter. C'est eux qui veulent, n'est-ce pas. On ne peut pas s'y opposer.

– Vous perdez l'esprit, Garlonne, mâcha le capitaine, vous me décevez énormément. Où est Lopez, au fait?