Suivant Lopez qui allait en éclaireur, une bonne barre de fer à la main, les trois hommes enjambèrent avec douceur Pons endormi – on ne semblait pas juger son aide indispensable. Puis sur les pointes ils descendirent les volées en spire antidérapante; moites à l'excès, les mains collaient quand même toujours un peu à la rampe blanche. On se regroupa contre la rambarde du gaillard d'arrière, sous le pavillon détendu. Un plan simple fut préconisé: au signal d'Illinois, surgissant bâbord et tribord simultanément, Lopez et le capitaine circonviendraient Sapir et le désarmeraient, Paul et Bob neutralisant cependant les deux autres; trois dormeurs ne tiennent pas devant quatre affamés. Allons-y.
Tout de suite il fut trop tard pour reculer, tout de suite on était pris au piège: dès le signal du capitaine, avant même que Lopez eût réagi, les trois mutins sautèrent sur leurs pieds dans des poses agressives, tout de suite ils attaquaient. Sapir élimina Lopez en empoignant sa barre de fer par l'autre bout, détournant par-dessus lui l'élan du timonier qui décrivît une courbe de Gauss tête première avant de s'immobiliser au pied d'une manche à air. Sans transition, l'homme à la tête de pelle tirait Illinois par le poignet, coinçait son épaule par une clef compressait son larynx du bras gauche et le capitaine commença de suffoquer. Sous ses yeux, mieux entraînés que Bob et Paul, le jeune Gomez et le gabier soudanais portaient à ceux-ci des coups de plus en plus avantageux; le rire de l'un déflagrait par grappes, les sourires de l'autre étincelaient. Ils se battaient plus techniquement, efficaces comme des doublures, Bob rendait au poids coq à peine un coup sur trois, Paul ne cherchait plus qu'à parer ceux du bel indifférent brun. Comme Garlonne surgissait à la porte de sa cabine, Sapir lui lança le Browning Baby, libérant un instant la trachée d'Illinois. Garlonne rata l'objet qui tomba sur son pied, il grimaça en le ramassant puis le brandit vers la zone de combat en souhaitant d'une voix haute que tout cela cesse, que tout cela prenne fin. Comme on ne tenait pas immédiatement compte de ses vœux, il se remit à tirer; on se jeta tous à plat ventre.
Les impacts, les cris brefs avaient réveillé Pons en sursaut. Derrière la vitre du poste de pilotage, il considérait anxieusement la victoire des mutins. Ceux-ci, vite relevés, maintenaient en jubilant leurs ennemis couchés. Le duc, on ne semblait pas vouloir s'occuper de lui, peut-être l'oubliait-on dans le feu de l'action – il y aurait sinon quelque chose d'humiliant. Pons vit le second braquer en triomphe son petit canon sur Illinois. Il ne l'entendit pas chanter doucement que c'était lui qui gouvernait le navire à présent, qu'il saurait gouverner sa vie aussi, qu'il parcourrait le monde avec sa fille, et que c'était là le bonheur et que c'était enfin là. Le récitatif de Garlonne égayait les plus jeunes en train de ligoter l'ennemi, saluant les points forts du délire en s'exclamant, en resserrant les nœuds. Ça marche, cria Darousset, ça marche ça marche. Sapir ficelait silencieusement Lopez, les yeux dans les yeux.
Garlonne chantonnait donc, plein de lui-même, sa poitrine enflée d'un bonheur inconnu, les choses lui paraissaient inhabituellement en relief, lui-même était le plus puissant des reliefs. Il eût aimé s'élever, sortir de soi, prendre un bain. Une énergie sans exutoire grouillait en lui, une soif d'agir encore l'essoufflait, pesait sur sa serge, faute de mieux il brandit le Baby, son doigt trembla sur la détente: un projectile s'en fut, achevant sa parabole en clapotis. Le second regarda les autres puis l'arme, avec un large contentement, puis un reflet de soleil lui vint dans l'œil, de haut, sur la vitre derrière laquelle Pons avait peur. Garlonne visa, tira sur le reflet sans distinguer le duc qui se jetait par terre, sous un ruissellement de securit. Puis il n'y avait plus qu'une balle dans le chargeur, il ne savait qu'en faire. Il y avait un nœud dans le bois du pont, à ses pieds, le nœud sauta comme un bouchon, Garlonne était content, son arme vide, sa conscience vide aussi, toute chose était claire et tout était gagné malgré ce bruit de planches.
Un nouveau bruit retentissait sous le pont, vers le milieu du bâtiment, un violent bruit de longues planches. Puis aussitôt, d'une écoutille, parut un fusil Armalite tenu par un bras fort suivi d'une grosse épaule, d'un large thorax et le reste à l'avenant, dans un bruit stéréophonique de caisses brisées comme si tout cela sortait de plusieurs caisses en même temps. Charles, cria Pons à travers la vitre brisée. Mais Charles n'entendait pas, tenant d'une main son fusil braqué vers les mutins, l'autre main sur ses yeux aveuglés par dix jours de nuit, écartant l'un après l'autre ses doigts pour essayer de distinguer quelqu'un dans cette lumière.
26
C'est mademoiselle Odile Otéro qui aura trente-neuf ans le 26, qui a conservé l'appartement de sa mère, qui n'a pas changé le papier peint. La semaine elle tape des devis chez Kosmos-Auto, et ses congés se passent parfois chez des cousins de Pontault-Combault. Chaque vendredi, entre loto et yoga, elle retire huit ou neuf cents francs à l'agence N proche de son domicile.
Répétitif destin, long visage blanc que ceux d'Odile Otéro, sous un fatras de gros cheveux gris-jaunes très denses; son maintien général dénote l'inassouvissement, Dans la poche de son manteau se trouve un opuscule publié à Monaco, intitulé La porte secrète menant à la réussite et recouvert de papier kraft; Odile a honte de cet ouvrage, mais aussi honte de son manteau. Elle s'est sentie mal dès l'enfance, dès qu'à l'école on l'a nommée Double zéro. On l'a moins embêtée chez Pigier, puis chez Kosmos on ne l'a plus remarquée, tranquille comme une morte enfin. Suicidée trois ou quatre fois, elle a également couché avec neuf hommes depuis l'âge de vingt-trois ans, avec certains d'entre eux plusieurs fois de suite, pourtant elle recommencera.
Vendredi, Odile Otéro a poussé la porte de l'agence N, signé son chèque à l'ordre de moi-même, présenté son numéro de caisse. Exagérément virtuose, le caissier compte les coupures un peu trop vite pour elle, qui n'ose les recompter devant lui de peur de le vexer, ni les recompter dans la rue de peur qu'on les lui vole.
Aussi le faisait-elle discrètement, dos tourné à la caisse, tout en marchant vers la sortie de la banque, bien que ce compte furtif ne la satisfasse pas non plus, lorsque deux martiens ont pénétré dans l'agence d'un pas décidé.
Verdâtres martiens: menton dentelé, nez fusiforme, antennes excroissantes, absence d'oreilles, pseudopodes à foison qui tremblotaient dans le mouvement. Ils n'ont pas eu besoin de parler ni de montrer mieux leur matériel, tout était d'emblée parfaitement clair. Derrière eux, un troisième personnage plus grand, vêtu de plus pâle, portait au bout d'un cou naturellement long une figure de héron; à l'abri du bec démesuré, Odile Otéro n'a distingué de son visage que des dents fausses entre des lèvres grises. Il lui a semblé que ce héron exerçait de l'ascendant sur les hommes verts.
Le jeune martien de taille moyenne, celui qui portait le sac de sport, s'est dirigé vers la caisse pendant que son compatriote surveillait le mouvement de la rue par la porte en verre. Sur un signe sec du héron, tout le monde s'est jeté par terre avec ferveur. Le jeune homme vert a posé le sac de sport devant la cage pare-balles, l'a ouvert, en a retiré un canon scié dont il a introduit l'orifice naturel dans le guichet, sans un mot – comptant sans doute sur le caissier, préparé de longue date et à l'aide de stages à pareil scénario, pour n'avoir pas besoin d'explications complémentaires. Le salarié s'est aussitôt mis à l'ouvrage, comptant encore plus vite que d'habitude, cessant même de compter lorsque le canon scié s'agitait. Non loin d'Odile Otéro, une vieille dame répandue s'est mise à pleurer silencieusement sous la tente effondrée de ses vêtements. Comme elle se disposait à donner plus de puissance à ses sanglots, le héron a freiné son essor d'un coup de talon nerveux.