Cette blonde à couvre-chef, près de Paul, se penchait vers la brune à fourrure qui n'avait pas de cigarettes non plus. Paul tendit, l'air de rien, son paquet de Senior Service ouvert. La jeune femme accepta, souriant avec mesure, soufflant un remerciement dans un autre sourire fantôme du précédent, laissant Paul chercher le feu dans ses poches. Mais elle possédait son propre briquet, doré, en forme de château d'eau, qu'elle actionna en se détournant pour signifier que l'on s'en tiendrait là. Puis c'était l'heure, on fut au chaud, tout près les uns des autres face à Richard Widmark.
On le vit tenir son rôle, puis les regards brillaient sous les néons revenus. On sortit de la salle comme d'un sommeil, en vrac, bouche sèche et fuite de la pensée, piétinant et se prenant pour un autre. Paul suivait plus ou moins la jeune femme dans le flot spectateur, s'aidant de son feutre comme d'une bouée. Il parvint à se retrouver non loin d'elle, s'arrêta devant les photogrammes sous verre comme s'il voulait réviser le film.
Elle et la brune se consultaient, leur discussion n'était pas bien audible. Comme Paul jetait un œil prudent sur le chapeau, sa détentrice le balaya d'un haut regard qui n'encourageait pas. Il baissa les épaules mais aussitôt après, d'une voix distincte, elle faisait part de son projet d'aller revoir Richard Widmark dans une salle des Gobelins, mardi prochain même heure. Très vite ensuite elles disparurent au fond de la rue Christine, à droite. Paul demeura devant l'entrée du cinéma, jusqu'à ce qu'y fussent tous avalés les spectateurs de la séance suivante. Il évalua le fond gauche de la rue, qui était inoccupé, puis le cieclass="underline" au-delà des réverbères c'était tout noir, on ne voyait rien dans ce noir, sauf que ce rien paraissait proche.
4
Quand le ciel est ainsi, c'est parfois qu'il pleuvra. Quand il pleut trop, l'eau monte dans le lit de l'affluent, dans les canaux, dans les gouttières, elle envahit les berges du fleuve et même les voies express, elle chasse vers la surface du sol les hommes et femmes sans domicile fixe, et aussi les rongeurs au petit regard saillant froidement à fleur de boue, au poil hirsute découvrant une peau blême, au long museau fendu sur l'arête de leurs dents jaunes et rouges d'un sang impur.
Mais il pleuvait à peine cette nuit, les gens des ponts restaient cois sous leur conglomérat d'étoffe et de carton, les pieds ficelés dans le journal. Par exemple il y en avait trois, près du pont Alexandre-III, deux d'entre eux embrassés formaient un tas de sommeil, l'autre dormait dans un caisson oblong fait de cagettes avec une bâche en plastique vert dessus, zébrée de boue sèche et de goudron. Dépassait de ce volume une paire de tennis marine et ciel, râpées, quelquefois animées par les orteils qu'elles contenaient. Leur détenteur toussa, se gratta dans son box dont les parois frémirent, puis rampa sur le dos vers l'extérieur, les pieds devant, déjà vêtu d'un pantalon de tergal gris, d'un col roulé tête-de-nègre et d'une parka olive fourrée, lacet à la taille, capuche escamotable, bons et solides vêtements d'ouvrier agricole comme on en trouve sur les marchés. Usés sans déchirures, malpropres superficiellement, tout de suite ils avaient l'air de quelque chose dès que Charles dressé les eut rajustés, rentrés l'un dans l'autre, chassant le débraillé, tout de suite cela vous prenait de la tenue.
Charles Pontiac entretenait sa tenue. Lorsqu'il se trouvait sale il se rendait, faute d'une meilleure opportunité, dans quelque station de métro mieux contrôlée par les hommes bleus. Ceux-ci vous remontent sans trop de violence vers la rue, vers un autobus comme les autres sauf qu'il est gris fer, ses vitres sont opaques, on y voit votre identité. Ensuite on vous mène à l'hospice de Nanterre où l'on vous douche et désinfecte et donne un repas, vous dormez, c'est l'occasion de rencontrer du monde. Mais Charles s'en tenait à quelques proches, parmi lesquels cet enchevêtrement torpide auprès duquel il dormait quelquefois. Ordinairement basé à Saint-Ambroise, d'autres de ses habitudes le menaient au canal Saint-Martin, voir Vidal et ses cannibales, et il y avait aussi madame Gina de Béer, métro Brochant. Nombre de ses parcours se faisaient solitairement, Charles disposant d'abris individuels que nul ne partageait. Et puis on sait ce que c'est que cette vie, le matin on se remet de sa nuit puis on cherche un café, c'est toute une affaire à laquelle succède la question du casse-croûte; celle-ci réglée, on a passé la journée.
Il était devenu par ailleurs un homme aux cheveux bruns, courts, drus, avec une peau rouge et dure, un cou rouge et épais, de grosses phalanges rouges et blanches. Il s'approcha du fleuve, trempa une main qu'il se passa sur le visage en fermant fort la bouche, soufflant fort par le nez, il s'essuya de sa manche et cracha plusieurs fois tout en se dirigeant vers l'escalier. A hauteur de la ville, personne: nul n'a que faire à cette heure-ci d'être dehors dans le noir et le froid. Charles se retourne vers ses pareils pressés dans la flaque jaune d'un réverbère, ensuite il se met en marche.
Il franchit la Seine sous les dorures du pont, suit le quai jusqu'au Louvre dont il passe les guichets – le jour se lève sur le petit arc de triomphe qui est là, joli petit objet clair qu'on voudrait toujours emporter avec soi. Il passe le quartier neuf vers le boulevard Sébastopol, la lisière du Marais vers la République dont l'allégorie se trouve enchâssée dans un jeu de poutrelles perpendiculaires, pareil à la figuration d'une molécule. Après l'encaissement d'un peu de Faubourg-du-Temple, c'est un carrefour déjà complexe et supérieurement embrouillé par une écluse, en aval de quoi le canal glisse au-dessous du sol. Tout le jour passent ici des péniches, considérées depuis le square ponctuel par des inactifs accoudés au buste de Frederick Lemaître. Quittant le sas où elles se dénivellent, elles s'enfoncent dans le bief que le boulevard couvre jusqu'à la Bastille. Le canal, sur quelque quinze cents mètres, devient donc un tunnel bordé de quais, fermé au public par des barrières et des chevaux de frise. Mais Charles Pontiac n'appartient pas comme les autres au public, il enjambe les barrières, pénètre dans la galerie. Charles est un homme de souterrain, la nuit s'achève à peine qu'il veut retrouver le noir, il veut retrouver des amis à lui.
5
Maintenant c'est Bob qui était venu voir Paul, dans son avant-dernier étage d'une tour sur le front de Seine. Du fond d'un fauteuil rouge, devant la baie vitrée donnant à l'est, vers les gratte-ciel du treizième aux suffocantes vertèbres, Bob lançait par intermittences des sujets de conversation. Mais, ressaisi par la mélancolie, Paul ne renvoyait rien, ne répondait même plus. Malgré les efforts de madame Perez chaque mardi, l'état négligé des lieux transpirait l'absence d'Elizabeth; aux murs, des quadrilatères clairs faisaient foi des tableaux qu'elle n'avait pas laissés. Paul combattait souvent l'absence en assistant souvent à des soirées privées dont il faisait souvent la fermeture après avoir perdu conscience, découragé sa conscience. Au mieux, il pourrait se voir confusément emmené par une semblable au prénom peu crédible, tombant trop tôt d'un lit qui ne lui serait rien, ralliant l'appartement spécialement froid ces matins-là comme un reproche, s'abattant dans le fauteuil rouge, on sait ce que c'est que cette vie. Tout le jour sa tristesse était multipliée, se relâchant juste assez le soir venu pour lui permettre de ressortir – un cycle en quelque sorte, sous le pernicieux effet de quoi Paul ne répond même plus. Bob se lève donc, ses efforts étant vains, s'en va se coller contre la vitre: tiens, il y a un avion dans cet air de plomb. Ah non, ce n'est pas un avion.