– Nous allons voir, dit Pons.
Ramené un peu plus tard par le camion de la plantation en même temps que le fret, Illinois confirma les propos de Djalaluddin Din, tout en les nuançant: autant qu'il pouvait en juger, les Chinois n'étaient équipés que de trois ou quatre fusils de chasse, sinon ce n'était que coupe-coupe voire juste bâton. Malgré leur science martiale, le rapport de force ne les donnait en rien comme favoris. Le duc Pons hésita, puis décréta, bon, qu'on partirait le lendemain matin. Par précaution, le Bousirophédon prolongerait son escale jusqu'à ce qu'on eût prévenu le capitaine de l'heureuse issue des choses. Lopez profiterait de cette vacance pour repeindre l'avant. Tôt le matin, à la réticence générale, le duc s'installa au volant de la Land Rover.
Après la sortie de la ville on suivit un moment le Rompin, remontant son cours qu'une mangrove bordait, puis l'on prit une mauvaise route de terre surplombée par la forêt massive, bordée de lopins, et se défaisant en haute poussière jaune. Certains lopins étaient flanqués d'habitations également jaunes, parfois rousses, souvent groupées dans le périmètre d'un puits. Des paysans devant des portes plissaient un regard au passage du haut véhicule plein d'hommes blancs sales, abrutis par l'air lourd et les cris de la boîte de vitesses, la danse entre les nids de poules, le sable jaune plein les yeux. Loin des habitations, de tout petits temples déserts bornaient la route, bourrés de vivres et de fleurs fraîches à l'usage exclusif des vipères saoules d'encens. Enfin, Pons cria qu'on allait arriver.
Cinq kilomètres avant la plantation, Djalaluddin Din lui indiqua une étroite piste adjacente qu'ils suivirent plus lentement jusqu'au camp. Le camp: des nattes au milieu d'une clairière, huit hommes assis dessus autour de trois pierres d'où se tirait une ligne de fumée crayeuse, livide fil à plomb qui s'enroulait dans les premiers branchages comme autour des doigts d'un fumeur, s'entortillait puis se démantelait dans les voûtes supérieures.
Aw le jeune était là, avec tous les autres. Seul encore à connaître tout le monde, le duc Pons fit les présentations, prononçant des noms qu'on ne comprenait pas toujours bien. Puis on sortit les caisses de la voiture, en retira les ustensiles à crosse repliable qu'on se répartit, il y en avait deux de trop. Devant cet arsenal, les Malais faisaient montre d'assez peu d'enthousiasme; comme Bob essayait d'en commenter par gestes les particularités, ils détournèrent un œil sceptique, parlèrent doucement entre eux. Aw Aw avait pris Din et Pons à l'écart, il s'expliquait d'une voix posée.
Les timides ruraux continuèrent d'échanger des phrases brèves avec des sourires, des rires légers, non sans examiner en douce Charles et les autres. L'un d'eux finit par se risquer, what is your name, Paul lui répondit trop vite une première fois, puis en articulant mieux. Les Malais riaient en répétant les noms avec des commentaires, les déformèrent avec des rires plus vifs, ce nouveau matériel semblait se prêter au calembour local.
Aw Aw, soutenu par Din, finit par convaincre Pons de passer à l'action au plus tôt en faisant valoir ce qu'avait exposé le capitaine: l'équipement sommaire des Chinois permettrait une victoire sûre. Et même si, autour du noyau dur constitué par lui-même et son frère, Din et leurs proches, la détermination rurale formait une pulpe un tant soit peu blette, on pouvait au moins compter sur son soutien passif. Plutôt qu'attaquer frontalement, même avec la certitude de vaincre, mieux vaudrait cependant opérer par surprise, contenir les contremaîtres sans effusions exagérées. Aw proposa d'agir une heure avant le lever du jour, quand l'imminence de l'aube fait que partout, toujours, la vigilance se laisse aller.
La lumière verte autour d'eux fonçait doucement, de l'olive par l'absinthe au wagon, puis au tunnel. Le bruit changeait de nature avec la nuit, on sentait non loin de soi des courses de quadrupèdes, couvertes dans la journée par d'immenses meetings contradictoires qui opposent cinq cents espèces d'oiseaux dont quelques migrateurs, déployant leur v inversé sur une cime de conifère, tantôt appelés à témoigner au titre d'envoyés spéciaux, tantôt conspués comme agents de l'étranger selon l'idéologie aviaire du jour. Le soir venu ces volatiles soufflaient un peu, se préparaient au sommeil, retapant le coussin en duvet sous leur aile avant d'y enfouir leur tête pointue. Bientôt ne dévalèrent plus, isolément, que d'hésitantes exclamations répétitives, désabusées, soliloques attardés d'oiseaux buveurs tressant une texture de riffs mélancoliques sur fond de quoi, parfois, daignait improviser le vespéral merbok, génial virtuose au répertoire consacré.
On se partagea la soupe puis on resta assis, allongé sur son coude par groupes d'affinités. On s'ennuyait assez, n'osant dormir vraiment. Toujours à l'écart, Aw, Pons et Din perfectionnaient leur stratégie, aiguisaient la tactique en se passant un thermos décoré de fleurs rouges.
Charles tira deux dés de sa poche déjà froissée, il les fit sauter sur sa main. Il les jetait sur son coin de natte, lisait le score, les rejetait. Les Malais, d'assez loin, se mirent à l'observer, leur attention crût vite puis ils se rapprochèrent de plus en plus sensiblement. Charles eut tôt fait, par langage signé, de les rompre aux beautés de la passe anglaise. Paul ayant conservé le jeu de dés trouvé sur le Boustrophédon, on additionna les cubes qu'on se répartit, instituant trois ateliers de passe; Bob conservant le dé enclin au cinq pour son usage, omit de le préciser. Les ruraux jouaient avec ardeur, récréant les règles et découvrant les coups, montant des plans selon d'exotiques prémisses, d'originaux postulats, heureux de cette nouveauté qu'ils explorèrent à fond jusqu'à ce qu'enfin tous leurs dollars, toute leur timidité fussent disparus, en attendant d'aller se battre. Ils s'étaient souvenus de boîtes de Tiger oubliées dans leurs sacs, alu contre alu l'on trinqua, Bob fraternisait en comptant la monnaie. Nuit de jeu sous les banyans.
28
On est fatigué par une nuit de veille. Une heure avant le jour, on espère tant sa venue qu'on se figure des signes de sa présence. On le voit là, juste derrière, on l'imagine déjà se lever dans la minute. Il vient alors moins que jamais. On s'inquiète, on perd patience. Ce trouble aggravant la fatigue, on peut aussi perdre courage lorsqu'on se trouve au bord d'une mare où cela coasse de temps en temps, près d'une baraque d'hommes endormis.
On est un Chinois nommé Lou, on a ce fusil à deux coups dans les bras, on n'a rien d'autre à faire que garder levées ses paupières dans le noir en écoutant ronfler les batraciens. Nul chant d'oiseau, les plus invétérés couche-tard s'étant effondrés sur leur nid depuis longtemps, nulle horloge biologique ne sonne de si bonne heure. Quoique non loin, des pas feutrés: des bêtes parfois traversent la plantation, leur démarche est rapide, légère, et c'est très bien ainsi. On n'aime pas qu'elle soit gauche, massive comme celle du varan hippogriffe qui mange la pourriture et sue le poison, qui est bien deux fois plus lourd et long, hors tout, qu'un Chinois standard. On éloigne cette idée, le bruit s'éloigne aussi, on est très soulagé.