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Luce avait une grande et grosse bouche, avec une langue disproportionnellement volumineuse à l'intérieur; cela fatiguait sans doute de toujours contenir l'une dans l'autre, aussi Luce devait-elle faire sortir cette langue de temps en temps, comme on étire ses membres ou promène son chien. Elle la fit aller sur ses lèvres épaisses, gonflées comme des pneus gercés, puis maronna quelque chose à l'adresse de l'interprète. Heureux de n'avoir plus à traduire, celui-ci cligna, sourit, disparut, revint porteur d'un gobelet de métal dont Jouvin ne voulut pas identifier le contenu. Il détourna son regard, alors que Pons donnait vers Luce de toutes ses dents. Profitant de ses excès, d'une lucidité moindre qui s'ensuivait, le duc s'était aventuré cinq ou six fois vers ces muqueuses exceptionnelles qui engloutissaient d'un trait le contenu du gobelet, qui articulaient ensuite: qu'est-ce qu'il a, qu'est-ce qu'il veut.

– Toujours les mêmes, observa Jouvin. Qu'est-ce qu'il raconte, Jean-François?

– On entend mal, prétendit Pons, je ne saisis pas tout.

Toute l'assistance s'était progressivement tournée vers l'orateur aux pupilles véhémentes, et dont la chevelure noire produisait du bleu. Son pagne pendait comme tous les pagnes, mais de petites pierres semi-précieuses incrustées sur le devant de ses incisives dénotaient un souci de chic. Son buste était aussi tatoué d'aigles, de pensées et de motifs abstraits parmi lesquels, sur son épaule, des galons peut-être fortuits. C'était un long jeune homme au long visage décoré d'un petit nez, d'étroites oreilles aux lobes élongés par des breloques polythéistes. Il parlait, ses pareils l'écoutaient. Même les contremaîtres commandés par Kok Keok Choo, d'abord indifférents, finirent par s'expédier quelques diphtongues, puis des vues s'échangèrent avec les ruraux, et tout le monde bientôt commentait à chaud la péroraison du plus jeune des frères Aw. Seul son aîné se taisait en le regardant, lui ressemblant comme une première ébauche, une photo floue. S'il partageait presque toutes les idées de son frère, l'aîné des Aw s'en tenait à une action plus intendante, préférant pointer les absents aux réunions syndicales, collecter les cotisations, rédiger les comptes rendus de séances et les discours du benjamin dans sa graphie de lettré.

– Voilà les Chinois qui s'y mettent, constatait Jouvin. Faites quelque chose, Jean-François.

– Mais qu'est-ce qu'il veut, réitéra Luce.

– La même histoire, fit Pons, les conditions de travail, pas de secret. Les horaires, les salaires, il n'y a que ça de vrai.

Il éloigna ses mains l'une de l'autre. Jouvin fronçait et plissait tout en feuilletant la comptabilité, clavecinant sa calculatrice pour soutenir le récitatif du jeune Aw. Il jeta son coude en arrière, fort de sa démonstration:

– La question du salaire, vous verrez qu'on ne peut pas. Supposons deux pour cent, moi je veux bien, je ne tiens pas compte des charges et ça nous fait. Ça nous fait ça nous fait, renifla-t-il en extirpant une molle particule blanche du coin de son œil, bien sûr qu'on ne peut pas. On perd.

– Tenez bon, approuva Pons, restez ferme. Ne cédez rien. Vous comprenez (il désigna son doigt avec son autre doigt), on leur donne ça et alors eux, tout de suite (il montra tout son avant-bras).

Le désordre enflait dans la salle. Luce dit que quelqu'un fasse quelque chose, fasse quelque chose.

– C'est un peu tard, fit le duc, ils sont énervés maintenant. Enfin, on va bien voir. Berhenti, lança-t-il, berhenti.

Cela signifierait quelque chose comme stop – et, Pons détenant quelque ascendant sur les Malais, l'aîné des Aw eut un geste en direction de son jeune frère qui freina brutalement, rangeant son discours sur un bas-côté de sa conscience. Allons, poursuivit Pons avunculo-vernaculairement, allons allons. Les ruraux se retournèrent avec docilité; curieusement les Chinois, en principe mieux disciplinés, prolongèrent un instant la rumeur.

Le duc fit diversion par l'annonce d'innovations techniques mineures: on généraliserait désormais l'emploi de bouillies anticryptogamiques, et l'on doublerait dès demain la première équipe de seringueros. Au lieu des vieux fûts de tôle d'acier, on recourrait maintenant à un camion-citerne faisant la navette avec la côte, d'où le caoutchouc filerait au Havre – port français, rappela Pons – sur un navire aux destinées duquel présidait le capitaine Illinois – que vous connaissez, rappela Pons, que vous estimez. Il rappela aussi l'annonce de son prochain départ, une semaine ou deux, dont la date n'était pas encore bien fixée. Les paysans prirent acte de ces informations; peu après la séance était levée.

Peu après le duc s'immergeait dans la lumière blanche et l'air serré comme une boisson chaude. Au sortir de la villa Jouvin, cadre des conférences mensuelles, trois cents mètres le séparaient de son bungalow de fonction. Deux pièces: au coin de la plus grande, une forte lunette d'observation dressait son objectif vers une trappe ménagée dans le plafond, et que Pons ouvrait pendant les nuits pures. Ayant quadrillé le ciel jusque tard dans la précédente, il s'était couché sans refermer cette trappe d'où les photons se déversaient à présent, diffractés sur les pollens en suspension, plaquant toute la poussière au sol.

Il s'assit devant sa table coincée dans un autre angle, tenta d'y avancer dans la lettre qu'il avait commencée – première lettre après un long silence, très délicate à composer. Tracées la veille au soir sur un carré de papier, quatre lignes attendaient leur suite, Pons préféra froisser, prit un autre papier, écrivit ma chère Nicole (barra), chère Nicole (barra), Nicole, froissa derechef puis regarda la table elle-même. Déplaça quelques objets qui s'y trouvaient. N'aboutit qu'à sophistiquer le désordre.

Il y avait là des livres extrêmement relus, ou partiellement relus – ce que signalait alors un filet beige plus soutenu le long de la tranche -, autant de brochures plus ou moins licencieuses, plus ou moins dégrafées, des boîtes de bière Tiger, des crayons, des boîtes de bière Tiger évidées contenant d'autres crayons, des lunettes de soleil rayées, trois mouchoirs en coton chargés d'humeurs diverses, et puis les papiers périmes, les tickets obsolètes et les briquets sans gaz et les montres sans pile, les timbres et les peignes sans dents sous la photo du neveu qui ne tient plus en place dans son cadre; c'était aussi deux dés malpropres, épuisés par la passe anglaise, un tube d'aluminium contenant huit grains d'opium, des clefs rouillant ensemble sous une alliance d'inox, de la monnaie, de la ficelle, des capsules de bière Tiger, une boîte en fer contenant deux boîtes de fer contenant une poire en caoutchouc prolongée d'un tuyau putride ainsi que d'autres choses n'ayant pas de nom, des choses qu'on ne peut pas désigner par des noms, si ce n'est un fuseau de catgut. Pons ne regardait pas tout cela sans un petit plaisir, avec un petit découragement qui ne tuait pas le plaisir. Donc il bâilla tranquillement mais ne put achever ce mouvement puisqu'on l'appelait (duc, duc Pons) de l'autre côté de la trappe, au-dessus de lui; il leva les yeux.

– Qu'est-ce qu'on fait, comment on fait? demandait le jeune Aw.

Ces deux questions sont également distinctes en malais. Promptement, Pons examina l'espace alentour; vierge de témoin, il permettait un bref colloque.

– Tenez bon, dit-il, restez fermes, Ne cédez pas. Tu comprends, ajouta-t-il en levant un doigt, si tu leur laisses faire ça.