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Lequel filait bientôt son allure de croisière. A sa surprise, et pour la première fois peut-être de sa jeune vie, Toon oublia presque aussitôt l'existence de l'écran, il oublia sa surprise même tant il s'identifiait prodigieusement au chef rebelle, Paul en revanche, trop distrait, scrutait parfois sa montre sans distinguer l'heure, les vagues irrégulières du technicolor annulant sa phosphorescence sans pour autant suffire à éclairer le cadran. Puis le film s'acheva – bien, semblait-il. Passé le plan d'ensemble ultime et le retour à la lumière, sa musique originale se poursuivait un peu, livrant une petite prime d'imaginaire dans la vie des gens engourdis, transit entre la fiction pure et le réel sans appel, sonore bonus, annexe au mensonge, dorure de la pilule du vrai.

Les trois vrais comédiens sortirent donc de la salle, parmi la foule de réels figurants, dans l'ordre inverse de leur entrée. Vite ressaisi de ses émotions, Toon s'était aussitôt posté dans le hall du cinéma, surveillant Paul qui se retournait vers la jeune dame grise, son cœur battant retenant la porte battante sur son passage. Paul inspira d'abord profondément, puis il la rejoignit, vint tout près d'elle, trop près sans ambiguïté. Excusez-moi, s'enraya sa voix. Elle tourna vers lui ses yeux surpris, d'émail bleu-gris, ornés de jaillissements d'or sur le pourtour de la pupille, comme la couronne solaire pendant l'éclipsé. Une fois encore il respira:

– Vous ne vous souvenez pas de moi?

8

– Elle a dit non. Ça ne me dit rien. C'est ce qu'elle a dit, mais je ne suis pas tout à fait sûr que. Tu es gentil, tu cesses de ricaner, tu veux?

– Je connais ça, dit Bob en agitant les mains pour suggérer une escadrille de bêtes volantes au-dessus de lui, j'ai tellement connu ça. Ensuite?

Ensuite Paul avait essayé de se rappeler au souvenir de Justine. Il avait évoqué le film de l'autre soir, le premier film, du soir qu'elle avait son chapeau – spécialement certaines scènes qu'à son dam elle paraissait avoir moins aimées que lui -, sans oser faire allusion au chapeau. Il avait proposé d'aller prendre quelque chose quelque part, mais elle avait argué d'amis qu'elle devait retrouver autre part. C'était un refus léger, sans hauteur, Paul ne s'était pas senti rejeté vertigineusement: elle avait bien voulu noter son numéro de téléphone sur un calepin de cuir, à fermoir de cuivre, qu'elle dut chercher longuement dans le fond de son grand sac plein d'objets. Elle accepta même de lui donner le sien, son propre numéro, quoique du bout de ses lèvres rouges et sans dévoiler son prénom, sans même songer à s'inventer un faux prénom, c'est juste qu'elle ne voulait pas dire le sien, va savoir pourquoi.

Mais une semaine s'était passée sans qu'elle appelât Paul, qu'on retrouve encore solitaire et défait au fond du même fauteuil, dans le même coin sombre du studio de Bob, les pieds posés sur une incomplète collection du magazine Penthouse, une main accrochée au rebord du bar où s'emplissent d'anciens contenants de moutarde et d'anchois. Certains de ces contenants sont un peu ébréchés, d'autres n'ont pas encore ôté leur étiquette, des pellicules d'alcool y poissent, durcissent, brunissent. Le bar est encastré dans la cloison, à angle droit, mais la saignée demeure inachevée: le plâtre y paraît brut, pulvérulent sans enduit protecteur. Ce n'est pas terminé, ce n'est pas net. Chez Bob, presque tout est ainsi. Le visage de Paul exprime un tiers de renoncement, deux d'amertume avec un trait de secret contentement de soi. Il regarde son verre au fond duquel, dans sa haute cour translucide, le cube de glace a repris son lent parcours de détenu à l'heure de la promenade.

– Ça n'a pas de sens, je ne sais même pas son nom. J'ai le numéro mais je n'ai pas le nom. (Paul considère maintenant l'ongle, à distance, de son pouce gauche.) Je ne peux pas l'appeler dans ces conditions. (Paul ronge l'ongle.) Ça n'a pas de sens.

– Tu ne peux pas rester comme ça, rappelle Bob. Tu ne veux pas voir quelqu'un? (Paul hausse l'épaule en recrachant l'arc d'ongle.) On va voir quelqu'un, viens.

Foin du tarot sempiternel, fi du globe de cristal où l'être aimé danse les sept voiles tel un poisson chinois dans son bocaclass="underline" Bob, dans le quartier, connaissait quelques spécialistes aux techniques rares, experts dont les pratiques se fussent éteintes sans eux. Les récents Africains par exemple, masse fraîche sur le marché mantique, disposaient d'un réseau d'hiératiques agents commerciaux, hommes de haute taille en vaste boubou clair, sous toque léopardée, distribuant des bristols aux croisements de grande circulation. Bob avait pris langue avec certains d'entre eux qui tous lui avaient parlé de monsieur Brome, marabout absolu, le plus extralucide en sa branche. Allons le voir, proposa Bob. Paul était toujours d'accord pour qu'on s'occupât de lui.

Monsieur Brome était absent, on le supposait chez son beau-frère qui n'était pas chez lui non plus. Dans la cuisine d'un voisin de palier du beau-frère, toutes portes ouvertes, quatre sujets nattés disputaient en idiome toucouleur; Bob s'en fut aux renseignements. Paul attendit seul dans un petit living tapissé de rouge et vert, moquette d'orange, avec un jeté de lit également vif sur le divan et un gros récepteur Téléavia sur son meuble de tubulure et de verre fumé. A l'étage inférieur du meuble, un magnétoscope de la première heure se patinait de poussière gluante – hormis sur les touches de commande où les index avaient poli d'ovales luisances, nettes comme du réglisse frais.

Paul s'assit sur le divan, fouilla dans le tas de cassettes formé au pied du meuble, lisant les étiquettes sans reconnaître aucun titre, aucun nom, sans les comprendre tous. Au hasard, il choisit une de ces cassettes qu'il enfonça dans le ventre de l'appareiclass="underline" la bande à moitié dévidée fit soudain paraître une scène d'amour sous les cocotiers, beaucoup de cocotiers, énormément de cocotiers aux branchages mollement mus par un sirop de zéphyr. Bob ressortit de la cuisine, arrêtant son oeil embué par la conversation sur toute cette palmeraie. On y va, dit-il, allons-y.

Dehors s'affirmait le crépuscule. Rue de l'Orillon se promenaient d'autres Africains, leurs dents arrachaient de petits bouts de nuit mâchés comme de la gomme, de la cola, un collier vert phosphorait autour du cou de l'un, le front d'un autre était biffé d'un trait de sparadrap rosé, aucun d'entre eux ne savait où monsieur Brome était passé. A l'angle du passage Piver, Bob se souvint d'un ami géomancien qui exerçait là, nommé Bouc Bel-Air et rencontré chez Félix Potin. On y va? Attends, fit Paul en arrêt devant un magasin de chaussures. J'aime bien ça, dit-il en désignant une paire exposée, j'aime bien ce genre. Toi non?

Bob grimaça devant le modèle: son empeigne s'ornait d'une espèce de revers, d'une manière de col de part et d'autre du laçage qui avait ainsi l'allure d'un nœud texan, serré comme autour d'un cou à la base de la cheville. Ils entrèrent, la vendeuse était humble, timide en blouse lavande, aimable par résignation. Paul plongea son pied dans le soulier, qui d'abord lui parut trop grand. Puis trop petit, quoique en même temps toujours trop grand. Testée, chaque taille adjacente accentuait l'un de ces défauts sans jamais tout à fait résoudre l'autre. Il essaya, plusieurs fois, toutes les demi-pointures dans les deux sens, incertain de son inconfort, sans pouvoir faire appel à d'autres témoins que ses propres pieds, et le sentiment de la solitude à nouveau le submergeait. Il éleva l'œil vers la chausseuse: touchez mon pied, supplia-t-il, juste le bout, est-ce que ça va? Est-ce que je suis bien dedans? Elle ne sut, ne voulut répondre. Il renonça. On s'enfonça dans le passage Piver.