— Je ne sais pas, dit mélancoliquement « Mon cher » Brandskougel.
La clochette tinta а nouveau, et la secrétaire dit :
— Béatrice, c’est а vous. Je vous en prie. Béatrice s’agita. Elle esquissa le geste de se précipiter vers la porte, mais s’interrompit et jeta autour d’elle un regard plein de désarroi. Elle revint sur ses pas, regarda sous le fauteuil en murmurant :
« Où est-il ? Où ? », promena ses yeux immenses sur la salle d’attente, saisit ses cheveux, cria d’une voix forte : « Mais où est-il ? », puis attrapa soudain Perets par sa veste et le tira du fauteuil pour le jeter а terre. Sous Perets se trouvait un carton brun dont se saisit Béatrice. Elle resta quelques secondes les yeux fermés, le visage empli d’une joie sans bornes, serrant le carton contre sa poitrine, puis elle s’achemina lentement vers la porte recouverte de cuir jaune et la referma derrière elle. Dans un silence de mort, Perets se releva et, s’efforçant de ne regarder personne, épousseta son pantalon. Au demeurant, personne ne lui prêtait attention : tous les regards étaient braqués sur la porte jaune.
« Que vais-je lui dire ? se demanda Perets. Je lui dirai que je suis philologue et que je ne peux pas être utile а l’Administration, laissez-moi partir, je m’en irai et jamais plus je ne reviendrai, je vous en donne ma parole. Mais pourquoi êtes-vous venu ici ? Je me suis toujours beaucoup intéressé а la forêt, mais on ne veut pas me laisser aller dans la forêt. En fait j’ai abouti ici tout а fait par hasard, puisque je suis philologue. Les philologues, les littérateurs, les philosophes n’ont rien а faire а l’Administration. C’est pour ça qu’on a raison de ne pas me laisser partir, je le reconnais, je suis d’accord … Je ne peux être ni а l’Administration, où l’on défèque sur la forêt, ni dans la forêt, où l’on ramasse les enfants avec des machines. Il faudrait que je m’en aille et que je m’occupe de quelque chose de plus simple. Je sais, on m’aime ici, mais on m’aime comme un enfant aime ses jouets. Je suis ici pour amuser les gens, je ne peux apprendre а personne ce que je sais … Non, je ne peux évidemment pas dire ça. Il faut verser une larme, mais où vais-je la trouver, cette larme ? Je casserai tout chez lui si seulement il essaie de m’empêcher de partir. Je casserai tout et je m’en irai а pied. »
Perets se vit marchant sur la route poussiéreuse sous un soleil de feu, kilomètre après kilomètre, tandis que la valise se fait de plus en plus lourde et de plus en plus indépendante de sa volonté. Et chaque pas l’éloigne toujours plus de la forêt, de son rêve, de son angoisse qui est depuis longtemps le sens de sa vie …
« On dirait qu’il y a un bout de temps que personne n’a été appelé, pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a dû être très intéressé par le projet de ramassage des enfants. Mais pourquoi est-ce que personne ne sort du bureau ? Il doit y avoir une autre issue. »
— Excusez-moi, s’il vous plaît, dit-il en se tournant vers « Mon cher » Brandskougel, quelle heure est-il ?
« Mon cher » Brandskougel consulta sa montre-bracelet, réfléchit un instant et dit :
— Je ne sais pas.
Perets se pencha vers son oreille et murmura :
— Je ne le dirai а personne. A per-sonne. « Mon cher » Brandskougel hésita. Il promena des doigts indécis sur la plaquette de plastique qui portait son nom, jeta un regard а la dérobée autour de lui, bвilla nerveusement, regarda а nouveau autour de lui et chuchota en maintenant fermement son masque contre sa figure :
— Je ne sais pas.
Puis il se leva et s’empressa de rejoindre un autre coin de la salle d’attente.
La secrétaire dit :
— Perets, c’est votre tour.
— Mon tour ? s’étonna Perets. J’étais quatrième.
La secrétaire haussa la voix.
— Employé surnuméraire Perets, c’est votre tour !
— Il raisonne …, grommela quelqu’un.
— Ces types-lа, il faut les chasser … Avec un balai brûlant ! dit а voix haute quelqu’un sur la droite.
Perets se leva. Il avait les jambes en coton. Il porta stupidement les mains а ses flancs. La secrétaire le regardait fixement.
Des voix s’élevèrent dans la salle d’attente :
— Il fait le dégoûté.
— Ça a beau faire le malin …
— Et nous avons supporté ça !
— Excusez, vous l’avez supporté. Moi, c’est la première fois que je le vois.
— Et moi, je vous signale que ce n’est pas la vingtième.
La secrétaire éleva la voix :
— Doucement ! Gardez le silence ! Et ne jetez rien par terre. Oui, vous lа-bas … Oui, oui, c’est а vous que je parle. Alors, employé Perets, vous allez entrer ? Ou vous voulez que j’appelle les gardes ?
— Oui, dit Perets. Oui, j’y vais.
La dernière personne qu’il vit avant de quitter la salle d’attente fut « Mon cher » Brandskougel, barricadé dans un coin derrière son fauteuil, le visage crispé, accroupi une main dans la poche arrière de son pantalon. Puis il vit le Directeur.
Le Directeur était un bel homme élancé d’une trentaine d’années, vêtu d’un costume coûteux qui tombait admirablement. Il était debout près de la fenêtre ouverte et distribuait des miettes de pain aux pigeons qui se pressaient sur l’appui. Le bureau était absolument vide : il n’y avait pas une chaise, pas même de table. Seule une copie en réduction de « L’exploit du traverseur de la forêt Selivan » était accrochée au mur opposé а la fenêtre.
— Employé surnuméraire de l’Administration Perets ? prononça d’une voix claire et sonore le Directeur en tournant vers Perets le visage frais d’un sportif.
— Mmm … oui … Je … bafouilla Perets.
— Enchanté, enchanté Nous pouvons enfin faire connaissance. Bonjour. Mon nom est Ah. J’ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis.
Perets s’inclina, intimidé, et serra la main qu’on lui tendait. La main était sèche et ferme.
— Comme vous voyez, je donne а manger aux pigeons. Curieux oiseau. On sent qu’il renferme des possibilités immenses. Qu’en pensez-vous, monsieur Perets ?
Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le visage du Directeur exprimait une telle cordialité, un tel intérêt, une telle attente anxieuse d’une réponse que Perets se reprit et mentit :
— J’aime beaucoup, monsieur Ah.
— Vous les aimez rôtis ? Ou а l’étouffée ? Moi par exemple je les aime en croûte. Un pigeon en croûte avec un verre de bon vin demi-sec — que peut-il y avoir de mieux ? Qu’en pensez-vous ?
Et le visage de M. Ah refléta а nouveau un très vif intérêt et l’attente anxieuse de la réponse.
— Etonnant, dit Perets. Il avait résolu de se résigner а tout et d’être d’accord sur tout.
— Et la « Colombe » de Picasso, reprit M. Ah. Je me le remémore а l’instant … « Sans manger, sans boire, et sans embrasser, les instants passent sans qu’on puisse les rattraper … » Comme cela exprime bien cette idée de notre incapacité а saisir et matérialiser la beauté !
— De très beaux vers, acquiesça passivement Perets.
— La première fois que j’ai vu la « Colombe », j’ai pensé, comme probablement beaucoup d’autres, que le dessin était faux, ou en tout cas peu naturel. Mais ensuite, j’ai été amené par mes fonctions а m’intéresser aux pigeons et je me suis soudain aperçu que Picasso, ce faiseur de miracles, avait saisi l’instant précis où le pigeon replie ses ailes avant de se poser. Ses pattes touchent déjа la terre, mais lui est encore dans l’air, en vol. L’instant où le mouvement devient immobilité, le vol repos.