— Il y a chez Picasso des tableaux étranges, que je ne comprends pas, dit Perets, montrant lа son indépendance d’esprit.
— Oh, c’est simplement que vous ne les avez pas regardés assez longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne suffit pas d’aller deux ou trois fois dans l’année au musée. Il faut regarder les tableaux durant des heures. Aussi souvent que possible. Et uniquement les originaux. Pas de reproductions. Pas de copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c’est une mauvaise copie. Mais si vous aviez l’occasion de faire connaissance avec l’original, vous comprendriez l’idée de l’artiste.
— Et en quoi consiste-t-elle ?
— Je vais essayer de vous expliquer, proposa avec empressement le Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau ? Formellement, c’est quelque chose moitié-homme moitié-arbre. Le tableau est statique. On ne voit pas, on ne saisit pas le passage d’une substance а une autre. Il manque au tableau le principal — la direction du temps. Mais si vous aviez la possibilité d’étudier l’original, vous comprendriez que l’artiste est parvenu а faire entrer dans la représentation un sens symbolique profond, qu’il a reproduit non pas un homme-arbre, ni même la transformation de l’homme en arbre, mais précisément et uniquement la transformation de l’arbre en homme. L’artiste a utilisé l’idée contenue dans une vieille légende pour représenter la naissance d’une nouvelle individualité. Le nouveau qui sort de l’ancien. La vie de la mort. La raison de la matière stagnante. La copie est absolument statique et tout ce qui y est représenté existe en dehors du cours du temps. Mais l’original renferme le temps-mouvement ! Le vecteur ! La flèche du temps, comme dirait Eddington !
— Et où donc est l’original ? demanda poliment Perets.
Le Directeur eut un sourire.
— L’original, naturellement, a été détruit en tant qu’objet d’art ne permettant pas une double interprétation. La première et la deuxième copie ont également été détruites par mesure de précaution.
M. Ah revint а la fenêtre et chassa du coude un pigeon qui se trouvait sur l’appui.
— Bien. Nous avons parlé des pigeons, prononça-t-il d’une voix nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom ?
— Quoi ?
— Nom. Votre nom.
— Pe … Perets.
— Année de naissance ?
— Trente …
— Précisément !
— Mille neuf cent trente. Cinq mars.
— Que faites-vous ici ?
— Employé surnuméraire. Rattaché au groupe de la Protection scientifique.
— Je vous demande : que faites-vous ici ? dit le Directeur en tournant vers Perets un regard aveugle.
— Je … je ne sais pas. Je veux m’en aller.
— Votre opinion sur la forêt. Brièvement.
— La forêt, c’est … J’ai toujours … Je … J’en ai peur et je l’aime.
— Votre opinion sur l’Administration ?
— Il y a beaucoup de personnes estimables, mais …
— Ça suffit.
Le Directeur s’approcha de Perets, le prit par les épaules et, le regardant droit dans les yeux, dit :
— Ecoute, ami, laisse ! Partie а trois ? On appelle la secrétaire, tu as vu le morceau ? C’est pas une femme, c’est les soixante-neuf positions réunies ! « Ouvrons, enfants, le Jeroboam de réserve !.. », chanta-t-il d’une voix lourde. Hein ? On l’ouvre ? Laisse, j’aime pas. Compris ? Qu’estce que tu en dis ?
Il sentait soudain l’alcool et le saucisson а l’ail, ses yeux louchaient vers la racine du nez.
— On appelle l’ingénieur, Brandskougel, « Mon cher » а moi, continua-t-il en pressant Perets contre sa poitrine. Il connaît de ces histoires … pas besoin de hors-d’oeuvre … On y va ?
— Evidemment, on peut, dit Perets, mais c’est que je …
— Que tu quoi ?
— Monsieur Ah, je …
— Laisse ! Pas de monsieur avec moi ! Kamarade ! Compris ?
— Kamarade Ah, je suis venu vous demander …
— Dem-m-an-an-de ! Je ne te refuserai rien ! Tu veux de l’argent ? Tiens, en voilа. Il y a quelqu’un qui ne te plaît pas ? Dis-le, on verra ça ! Alors ?
— N-non, je veux simplement m’en aller. Je n’arrive pas а partir, je suis arrivé ici par hasard. Donnez-moi l’autorisation de partir. Personne ne veut m’aider, et je vous le demande а vous, en tant que Directeur …
Ah libéra Perets, arrangea sa cravate et sourit sèchement.
— Vous faites erreur, Perets. Je ne suis pas le Directeur. Je suis le délégué du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai quelque peu retenu. Par ici, s’il vous plaît. Le Directeur va vous recevoir.
Il ouvrit devant Perets une petite porte basse tout au fond de son bureau nu et fit un geste d’invite de la main. Perets toussota, lui adressa un signe de tête réservé et se baissa pour pénétrer dans la pièce suivante. Ce faisant, il eut l’impression de recevoir une légère tape sur l’arrière-train. Au reste, il était probable que ce, n’était qu’une impression — а moins que M. Ab ne se soit un peu trop pressé de claquer la porte.
La pièce dans laquelle il se retrouva était une copie conforme de la salle d’attente, la secrétaire elle-même était l’exacte copie de la première secrétaire, mais elle lisait un livre intitulé « Sublimation du génie ». Les fauteuils étaient également occupés par des visiteurs pвles munis de journaux et de revues. Lа aussi il y avait le professeur Kakadou qui souffrait cruellement de démangeaisons nerveuses et Béatrice Vakh, son carton brun sur les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, étaient des inconnus et sous une copie de « L’exploit du traverseur de la forêt Selivan » s’allumait et s’éteignait régulièrement une brutale injonction : « SILENCE ! » Et en effet personne ne parlait. Perets s’assit précautionneusement tout au bord d’un fauteuil. Béatrice Vakh lui adressa un sourire un peu crispé mais dans l’ensemble amical.
Au bout d’une minute de silence tendu, une clochette tinta. La secrétaire posa son livre et dit :
— Révérend Lucas, on vous demande.
Le Révérend Lucas faisait peur а voir, et Perets se détourna. Ce n’est rien, pensa-t-il en fermant les yeux. Je tiendrai. Il se souvint de cette pluvieuse soirée d’automne où on avait apporté dans l’appartement Esther — Esther qu’un voyou ivre venait d’égorger dans l’entrée de la maison, les voisins qui s’accrochaient а lui et les éclats de verre dans sa bouche — il avait brisé le verre avec ses dents quand on lui avait apporté de l’eau … Oui, pensat-il, le plus dur est passé …
Son attention fut réveillé par des bruits de grattements répétés. Il ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe.
— A votre avis, faut-i1 séparer les filles et les garçons ? murmura d’une voix tremblante Béatrice.
— Je n’en sais rien, dit méchamment Perets. Béatrice Vakh continuait а marmonner :
— Une éducation complexe a évidemment ses avantages, mais c’est lа un cas particulier … Seigneur ! s’exclama-t-elle d’une voix geignarde, il ne va pas me chasser ? Où pourrais-je aller ? On m’a déjа chassée de partout ; il ne me reste pas une paire de souliers convenables, tous mes bas ont filé et cette espèce de poudre qui ne tient pas.
La secrétaire posa la « Sublimation du génie » et observa sévèrement :