Выбрать главу

— D’accord, dit Perets, soumis. C’était а l’вge de dix ans, le jour où on m’a baigné avec mon chien Mourka.

— Très bien ! s’exclama le président. Et maintenant, énumérez les maladies des membres inférieurs dont vous avez souffert.

— Rhumatismes.

— Et puis ?

— Claudication intermittente.

— Très bien. Et encore ?

— Rhume, dit Perets.

— Ce n’est pas une maladie des membres inférieurs.

— Je ne sais pas. Chez vous, peut-être que non, mais chez moi c’est une maladie des membres inférieurs. J’avais les pieds trempés, et je me suis enrhumé.

— Admettons … Et ensuite ?

— Ça ne suffit pas ?

— Comme vous voudrez. Mais je vous préviens : plus il y en a, mieux ça vaut.

— Gangrène spontanée, dit Perets. Suivie d’amputation. Ça a été la dernière maladie des membres inférieurs dont j’ai eu а souffrir.

— Ça suffira, maintenant. Question suivante. Votre position philosophique, rapidement.

— Matérialisme, dit Perets.

— Quel genre de matérialisme, précisément ?

— Emotionnel.

— Je n’ai plus de questions а poser. Et vous, messieurs ?

Il n’y avait plus de questions. Les employés somnolaient ou parlaient entre eux, le dos tourné au président. Le camion roulait maintenant plus lentement. Il commençait а faire très chaud et de la forêt venait une odeur humide, une odeur puissante et désagréable qui en temps normal ne parvenait pas jusqu’а l’Administration. Le camion roulait moteur coupé et l’on entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre.

— Je suis étonné quand je vous considère, disait le secrétaire adjoint qui avait lui aussi tourné le dos au président. Il y a lа une sorte de pessimisme morbide. L’homme est par nature optimiste, d’une part. D’autre part et surtout, vous ne croyez tout de même pas que le Directeur pense moins que vous а toutes ces choses-lа ? Ce serait ridicule. Dans son dernier discours, le Directeur, s’adressant а moi, a évoqué des perspectives grandioses. J’ai été tout bonnement transporté d’enthousiasme, je n’ai pas honte de le reconnaître. J’ai toujours été optimiste, mais le tableau qu’il a fait … Si vous voulez le savoir, tout va être démoli, tous ces entrepôts, ces cottages … Il y aura des bвtiments d’une splendeur aveuglante, en matériaux transparents et semi-transparents, des stades, des piscines, des jardins suspendus, des buvettes en cristal ! Des escaliers qui monteront а l’assaut du ciel ! De belles femmes а la taille flexible, а la peau élastique et bronzée ! Des bibliothèques ! Des muscles ! Des laboratoires ! Pleins de soleil et de lumière ! Des horaires libres ! Des automobiles, des hydroglisseurs, des dirigeables ! Des réunions contradictoires, l’instruction pendant le sommeil, le cinéma en relief … Après leurs heures de travail, les collaborateurs pourront aller dans les bibliothèques, méditer, composer des mélodies, jouer de la guitare et d’autres instruments, sculpter le bois, se lire leurs vers !..

— Et toi, qu’est-ce que tu feras ?

— De la sculpture sur bois.

— Et quoi encore ?

— Ecrire des vers. On m’apprendra а écrire des vers, j’ai une bonne écriture.

— Et moi, qu’est-ce que je ferai ?

— Tout ce que tu voudras, dit généreusement le secrétaire adjoint. Sculpter le bois, écrire des versCe que tu voudras.

— Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis mathématicien.

— Tant mieux pour toi ! Alors tu pourras faire des mathématiques jusqu’а plus soif !

— Je fais déjа des mathématiques jusqu’а plus soif.

— Maintenant tu reçois un salaire pour ça. Idiot. Tu pourras sauter de la tour а parachute.

— Pourquoi ?

— Comment, pourquoi ? C’est intéressant …

— M’intéresse pas.

— Alors qu’est-ce que tu veux faire ? Il n’y a rien d’autre que les mathématiques qui t’intéresse ?

— Oui, rien d’autre peut-être … Tu travailles toute la journée, et le soir tu es si abruti que tu ne t’intéresses plus а rien d’autre.

— C’est simplement que tu as un esprit borné. Ça fait rien, on te le développera. On te trouvera des talents, tu te mettras а composer de la musique, ou а sculpter quelque chose …

— Composer de la musique, ce n’est pas le problème. Mais pour trouver des auditeurs …

— Moi, je t’écouterai avec plaisir … Perets, voilа …

— C’est seulement ce que tu crois. Tu ne m’écouteras pas. Et tu ne composeras pas de vers. Tu donneras quelques entailles dans ton bout de bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te saouleras. Je te connaîs. Et je connais tout le monde ici. Vous vous traînerez de la buvette en cristal au buffet en diamant. Surtout si l’horaire est libre. Je n’ose même pas penser а ce qui se passerait si on vous donnai ; la liberté d’horaire.

— Tout homme est un génie en quelque chose, répliqua le secrétaire adjoint. Il faut seulement trouver ce qu’il y a de génial en lui. Nous n’en avons même pas l’idée, mais je suis peut-être un génie de la cuisine et toi, mettons, un génie de la pharmacie, mais ce ne sont pas nos occupations et nous montrons mal ce qu’il y a en nous. Le Directeur a dit qu’а l’avenir il y aura des spécialistes qui s’occuperont de ça, qu’ils chercheront а découvrir nos virtualités cachées.

— Tu sais, les virtualités, ce n’est pas quelque chose de très clair. Je ne dis pas le contraire, peut-être qu’il y a réellement du génie en chacun de nous. Mais que faire si ce génie ne peut trouver а s’appliquer que dans un passé reculé ou un futur lointain, alors que, dans le présent, il n’est même pas considéré comme du génie, que tu l’aies manifesté ou non ? C’est bien, évidemment, si tu te révèles un génie de la cuisine. Mais comment reconnaîtrat-on que tu es un cocher de génie, Perets un tailleur de pointes de silex de génie, et moi le génial découvreur d’un champ X dont personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix ans … C’est alors, comme disait le poète, que se tournera vers nous la face noire du loisir …

— Eh, les gars, dit quelqu’un, on a rien pris а bouffer avec nous. Le temps d’arriver, de toucher l’argent …

— Stoпan s’en occupera.

— Et comment, que Stoпan s’en occupera ! Ils en sont aux rations, chez eux.

— Et ma femme qui me donnait des sandwiches !..

— Tant pis, on verra bien, on est déjа а la barrière.

Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forêt, et la route s’y enfonçait comme un fil dans un tapis persan. Le camion dépassa une pancarte de contre-plaqué où l’on Usait :

« ATTENTION ! RALENTISSEZ ! PREPAREZ VOS PAPIERS ! »

On voyait déjа la barrière baissée, l’abri-champignon а côté, et plus а droite, les barbelés, les protubérances blanches des isolateurs et les treillis des miradors avec leurs projecteurs. Le camion s’arrêta. Tout le monde se mit а regarder le garde qui, debout, les jambes croisées, un fusil sous le bras, était en train de somnoler sous l’abri-champignon. Une cigarette éteinte pendait а sa lèvre et tout autour de lui le terrain était jonché de mégots. A côté de la barrière se dressait un poteau couvert de pancartes :

« ATTENTION, FORET »

« PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT ! »

« DEFENSE DE CONTAMINER ! »

Le chauffeur klaxonna discrètement. Le garde ouvrit les yeux, jeta un regard embrumé autour de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de la voiture.

— Vous avez l’air d’être beaucoup, lа-dedans, dit-il d’une voix sifflante. Vous venez pour les sous ?

— C’est cela, dit obséquieusement l’ex-président.

— Bien, c’est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion, grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur

un ton de reproche :

— Oh lа lа, ce que vous êtes nombreux. Et vos mains, elles sont propres ?

— Propres ! répondirent en choeur les employés. Quelques-uns exhibèrent même leurs mains.

— Tout le monde les a propres ?

— Tout le monde !

— Ça va, dit le garde.

Il passa la moitié du corps dans la cabine et on l’entendit dire :

— Qui est le chef ? C’est vous, le chef ? Il y en a combien ? Ah-ah … Tu mens pas ? C’est quel nom ? Kim ? Bon, écoutez, Kim, j’inscris ton nom … Salut Voldemar ! Tu continues а rouler ? … Moi, je monte toujours la garde. Montre ta carte … Allons quoi, t’excite pas, montre un peu que je voie … En règle, la carte, sinon je te … Qu’est-ce que tu as а écrire des numéros de téléphone sur ta carte ? Attends un peu … C’est qui cette Charlotte ? Ah ! je vois. Donne, je vais la noter aussi … Bon, merci. Allez-y, vous pouvez passer.

Il sauta du marchepied, faisant voler la poussière avec ses bottes, alla а la barrière et pesa sur le contrepoids. La barrière se leva lentement, les caleçons qui la garnissaient tombèrent dans la poussière. Le camion s’ébranla.

Dans la caisse, tout le monde s’était remis а faire du vacarme, mais Perets n’entendait pas. Il entrait dans la forêt. La forêt se rapprochait, s’avançait, se faisait de plus en plus haute, pareille а une vague de l’océan, et soudain elle l’engloutit. Il n’y eut plus de soleil ni de ciel, d’espace ni de temps, la forêt avait pris leur place. Il n’y avait plus qu’un défilé de teintes sombres, un air épais et humide, des senteurs étranges, comme une odeur de graillon, et un arrière-goût acre dans la bouche. Seule l’ouпe n’était pas touchée : les bruits de la forêt étaient étouffés par le hurlement du moteur et le bavardage des employés. Ainsi voici la forêt, se répétait Perets, me voici dans la forêt, se répétait-il stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais а l’intérieur, participant. Je suis dans la forêt. Quelque chose de frais et humide toucha son visage, le chatouilla, se détacha et tomba lentement sur ses genoux. Il regarda : c’était un filament long et fin provenant d’un végétal, ou peut-être d’un animal, а moins que ce ne fût simplement un attouchement de la forêt, geste d’accueil amical ou palpation soupçonneuse ; il ne fit pas un geste vers le filament.

Et le camion continuait sa route victorieuse. Le jaune, le vert et le brun se retiraient, soumis, loin en arrière, tandis que sur les bas-côtés se traînaient en désordre les colonnes de l’armée d’invasion, vétérans oubliés, noirs bulldozers cabrés aux boucliers rouilles furieusement levés, tracteurs а demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanimées, sur le sol, camions sans roues et sans vitres — tous morts, abandonnés а jamais, mais continuant а diriger hardiment vers l’avant, vers les profondeurs de la forêt leurs radiateurs défoncés et leurs phares éclatés. Et tout autour la forêt remuait, tremblait et se louait, changeait de couleur, vibrante et enflamnée, trompait la vue en avançant et reculant, embrouillait, se moquait et riait, la forêt était tout entière insolite, indescriptible et écoeurante.