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— Vous avez l’air d’être beaucoup, lа-dedans, dit-il d’une voix sifflante. Vous venez pour les sous ?

— C’est cela, dit obséquieusement l’ex-président.

— Bien, c’est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion, grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur

un ton de reproche :

— Oh lа lа, ce que vous êtes nombreux. Et vos mains, elles sont propres ?

— Propres ! répondirent en choeur les employés. Quelques-uns exhibèrent même leurs mains.

— Tout le monde les a propres ?

— Tout le monde !

— Ça va, dit le garde.

Il passa la moitié du corps dans la cabine et on l’entendit dire :

— Qui est le chef ? C’est vous, le chef ? Il y en a combien ? Ah-ah … Tu mens pas ? C’est quel nom ? Kim ? Bon, écoutez, Kim, j’inscris ton nom … Salut Voldemar ! Tu continues а rouler ? … Moi, je monte toujours la garde. Montre ta carte … Allons quoi, t’excite pas, montre un peu que je voie … En règle, la carte, sinon je te … Qu’est-ce que tu as а écrire des numéros de téléphone sur ta carte ? Attends un peu … C’est qui cette Charlotte ? Ah ! je vois. Donne, je vais la noter aussi … Bon, merci. Allez-y, vous pouvez passer.

Il sauta du marchepied, faisant voler la poussière avec ses bottes, alla а la barrière et pesa sur le contrepoids. La barrière se leva lentement, les caleçons qui la garnissaient tombèrent dans la poussière. Le camion s’ébranla.

Dans la caisse, tout le monde s’était remis а faire du vacarme, mais Perets n’entendait pas. Il entrait dans la forêt. La forêt se rapprochait, s’avançait, se faisait de plus en plus haute, pareille а une vague de l’océan, et soudain elle l’engloutit. Il n’y eut plus de soleil ni de ciel, d’espace ni de temps, la forêt avait pris leur place. Il n’y avait plus qu’un défilé de teintes sombres, un air épais et humide, des senteurs étranges, comme une odeur de graillon, et un arrière-goût acre dans la bouche. Seule l’ouпe n’était pas touchée : les bruits de la forêt étaient étouffés par le hurlement du moteur et le bavardage des employés. Ainsi voici la forêt, se répétait Perets, me voici dans la forêt, se répétait-il stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais а l’intérieur, participant. Je suis dans la forêt. Quelque chose de frais et humide toucha son visage, le chatouilla, se détacha et tomba lentement sur ses genoux. Il regarda : c’était un filament long et fin provenant d’un végétal, ou peut-être d’un animal, а moins que ce ne fût simplement un attouchement de la forêt, geste d’accueil amical ou palpation soupçonneuse ; il ne fit pas un geste vers le filament.

Et le camion continuait sa route victorieuse. Le jaune, le vert et le brun se retiraient, soumis, loin en arrière, tandis que sur les bas-côtés se traînaient en désordre les colonnes de l’armée d’invasion, vétérans oubliés, noirs bulldozers cabrés aux boucliers rouilles furieusement levés, tracteurs а demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanimées, sur le sol, camions sans roues et sans vitres — tous morts, abandonnés а jamais, mais continuant а diriger hardiment vers l’avant, vers les profondeurs de la forêt leurs radiateurs défoncés et leurs phares éclatés. Et tout autour la forêt remuait, tremblait et se louait, changeait de couleur, vibrante et enflamnée, trompait la vue en avançant et reculant, embrouillait, se moquait et riait, la forêt était tout entière insolite, indescriptible et écoeurante.

IV

Perets ouvrit la portière du tout-terrain et regarda vers les broussailles. Il ne savait pas ce qu’il devait voir. Quelque chose qui ressemblerait а du kissel nauséabond. Quelque chose d’extraordinaire, d’impossible а décrire. Mais ce qu’il y avait de plus extraordinaire, de plus inimaginable, de plus impossible dans ces broussailles, c’étaient les gens, et c’est pourquoi Perets ne vit qu’eux. Ils s’approchaient du tout-terrain, minces et souples, élégants et assurés, ils marchaient légèrement, sans faire de faux pas, choisissant immédiatement et sûrement l’endroit où poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la forêt, d’y être comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait déjа, et il est même probable qu’ils ne faisaient pas semblant mais qu’ils le croyaient vraiment, alors que la forêt était suspendue au-dessus de leurs têtes, riant silencieusement et tendant des myriades de doigts moqueurs, feignant habilement d’être une amie familière, soumise et simple — d’être leur. En attendant. Pour un temps …

— Elle est vraiment pas mal, cette bonne femme — Rita, disait l’ex-chauffeur Touzik.

Il était а côté du tout-terrain, ses jambes un peu torses largement écartées, retenant entre ses cuisses une moto rвlante et tremblante.

— Je devrais arriver a me la faire, mais il y a ce Quentin … Il la suit de près.

Quentin et Rita s’approchèrent et Stoпan quitta le volant pour aller а leur rencontre.

— Alors, comment va-t-elle ? demanda Stoпan.

— Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur. Quoi, les sous sont arrivés ?

— C’est Perets, dit Stoпan. Je vous ai raconté.

Rita et Quentin sourirent а Perets. Il n’avait pas eu le temps de les examiner, et Perets pensa fugitivement qu’il n’avait jamais vu de femme aussi étrange que Rita ni d’homme aussi malheureux que Quentin.

— Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant а sourire tristement. Vous êtes venu voir ? Vous n’aviez jamais vu avant ?

— Je ne vois toujours pas, dit Perets.

Il ne faisait pas de doute que cette étrangeté et ce malheur étaient attachés l’un а l’autre par des liens indéfinissables mais extrêmement solides.

Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette.

— Mais ne regardez pas lа, dit Quentin. Regardez tout droit, tout droit ! Vous ne voyez pas ?

Alors, Perets vit et oublia aussitôt les gens. C’était apparu comme l’image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette enfantine du type « Où est caché le chasseur ? », et une fois qu’on l’avait trouvée, on ne pouvait plus la perdre de vue. C’était tout près, ça commençait а une dizaine de pas des roues du tout-terrain et du sentier. Perets avala convulsivement sa salive.

Une colonne vivante s’élevait vers les couronnes des arbres, un faisceau de fils transparents, poisseux, brillants, qui se tordaient et se tendaient, un faisceau qui perçait le feuillage dense et s’élançait encore plus haut, vers les nuages. Et il était né du cloaque gras, du cloaque bouillonnant, empli de protoplasme, vivant, actif, gonflé des bulles d’une chair primitive qui se formait fébrilement et se décomposait aussitôt, déversant les produits de sa décomposition sur les rives plates, crachant une bave gluante … Et tout d’un coup, comme si d’invisibles filtres acoustiques avaient été mis en circuit, la voix du cloaque se fit entendre au milieu du rвle de la moto : bouillonnement, clapotis, sanglots, gargouillis, longs gémissements marécageux ; et en même temps s’avançait un véritable mur d’odeurs : odeur de viande crue et suintante, de sanie, de bile fraîche, de sérum, de colle chaude — et ce fut seulement alors que Perets vit les masques а oxygène suspendus sur la poitrine de Rita et Quentin, et aperçut Stoпan qui, avec une grimace de dégoût, portait а son visage l’embouchure du masque. Mais lui-même ne tenta pas de mettre le masque, comme s’il espérait que les odeurs lui raconteraient ce que ni ses yeux, ni ses oreilles ne lui avaient raconté …

— Ça pue chez vous, dit Touzik. Comme а la morgue …

Et Quentin dit а Stoпan :

— Tu devrais dire а Kim de se remuer un peu pour les rations. On a un poste de travail insalubre. On a droit а du lait, du chocolat …