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Rita fumait pensivement rejetant la fumée par ses fines narines mobiles.

Autour du cloaque, les arbres attentifs se penchaient sur ses bords, tremblants ; toutes leurs branches étaient tournées du même côté et fléchissaient sur la masse bouillonnante, laissant passer d’épaisses lianes moussues que le cloaque accueillait en lui, dépouillait de leur substance et s’assimilait, de la même manière qu’il pouvait dissoudre et transformer en sa propre chair tout ce qui l’entourait …

— Pertchik, dit Stoпan, n’écarquille pas les yeux comme ça, tu vas les perdre.

Perets sourit, mais il savait а quel point son sourire paraissait contraint.

— Et pourquoi as-tu pris la moto ? demanda Quentin.

— Pour le cas où on resterait embourbé. Ils suivent le chemin, moi j’aurais une roue sur la piste et l’autre dans l’herbe et la moto suivra. Si on s’embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur.

— Vous vous embourberez forcément, dit Quentin.

— Evidemment, qu’on s’embourbera, dit Touzik. C’est une idée bête, je vous l’ai dit tout de suite.

— Toi, mets-y un peu une sourdine, lui dit Stoпan. Tu es pas pour grand-chose dans l’histoire. Puis, s’adressant а Quentin :

— Ça commence bientôt ? Quentin consulta sa montre.

— Voyons … Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes. Donc il reste … il reste … il reste rien du tout. Regarde, il a déjа commencé.

Le cloaque mettait bas. Des chiots. Par petites secousses impatientes et convulsives, il avait commencé а expulser l’un après l’autre sur ses rives plates des morceaux d’une pвte blanchвtre, agitée de brefs frissons, qui roulaient sur la terre, aveugles et sans défense, puis se figeaient sur place, s’aplatissaient, étiraient des simulacres de pattes prudents et commençaient а se mouvoir d’une manière raisonnée, encore inquiets et désordonnés dans leurs mouvements, mais tous suivant une même direction, une direction bien déterminée : tantôt ils se heurtaient, tantôt ils s’écartaient l’un de l’autre, mais tous ils suivaient la même direction, la même ligne qui partait de la matrice pour s’enfoncer loin dans la broussaille, unique flot blanchвtre de fourmis géantes, maladroites et glaireuses …

— Par ici, c’est tout du marécage, disait Touzik. Tu vas être si bien collé qu’il n’y aura pas un tracteur qui pourra t’en sortir. Tous les cвbles casseront.

— Et si tu venais avec nous ? dit Stoпan а Quentin.

— Rita est fatiguée.

— Eh bien ! Rita n’a qu’а rentrer chez elle, et nous on y va … Quentin hésitait.

— Qu’est-ce que tu en penses, Ritotchka ? demanda-t-il.

— Oui, je rentre а la maison, dit Rita.

— C’est bien, dit Quentin. Nous, on y va, d’accord ? On reviendra vite. On en a pas pour longtemps, pas vrai Stoпan ?

Rita jeta son mégot et, sans dire au revoir, prit le chemin de la station. Quentin piétina quelques instants, indécis, puis dit doucement а Perets :

— Permettez … que je passe …

Il se glissa sur la banquette arrière et а ce moment la moto rugit effroyablement, échappa au contrôle de Touzik, fit un grand bond en hauteur et fila droit vers le cloaque.

— Arrête ! cria Touzik, accroupi. Où vas-tu ? Tout le monde était fige sur place. La moto vola sur une motte de terre, hurla sauvagement, se cabra et tomba dans le cloaque. Tous s’avancèrent. Il sembla а Perets que le protoplasme s’était incurvé sous la moto, comme pour amortir la chute, l’avait accueillie, silencieusement et doucement, puis s’était refermé sur elle. La moto s’était tue.

— Abruti par l’alcool ! dit Touzik а Stoпan. Qu’est-ce que tu as encore fait ?

Le cloaque était maintenant une gueule qui suçait, qui dégustait, qui se délectait, qui tournait et retournait en elle la motocyclette comme une personne le fait d’un gros caramel qu’elle roule de la langue d’une joue а l’autre. La moto tourbillonnait dans la masse écumante, disparaissait, reparaissait, agitant désespérément les cornes de son guidon, et paraissait plus petite а chacune de ses apparitions : sa structure de métal s’étiolait, devenait transparente, comme une mince feuille de papier, au point qu’on voyait maintenant vaguement apparaître а travers elle les entrailles du moteur, puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la moto plongea une dernière fois et on ne la revit plus.

— Elle a été bouffée, dit Touzik avec une joie idiote.

— Abruti par l’alcool, répéta Stoпan, tu me le paieras. Tu en as pour toute ta vie а payer.

— Bon, ça va, dit Touzik. Mais qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai tourné la poignée des gaz dans le mauvais sens (il s’adressait maintenant а Perets), et elle m’a échappé. Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu réduire les gaz, pour que ça fasse un peu moins de vacarme, et puis j’ai pas tourné du bon côté. Je suis pas le premier et je serai pas le dernier. D’ailleurs c’était une vieille moto … Donc je m’en vais. (Il s’adressait а nouveau а Stoпan.) J’ai plus rien а faire ici ? Je rentre chez moi.

— Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? dit soudain Quentin avec une telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? dit Touzik. Je regarde où je veux.

Il regardait en direction du sentier, vers l’endroit où, sous la voûte épaisse d’un vert jaunвtre, dansait encore, s’éloignant peu а peu, la cape orange de Rita.

— Non, laissez-moi, dit Quentin а Perets. Je vais m’expliquer avec lui.

— Où vas-tu, mais où tu vas ? bredouilla Stoпan. Calme-toi, Quentin …

— Comment, que je me calme ! Il y a longtemps que j’ai vu où il veut en venir !

— Ecoute, fais pas l’enfant … Mais arrête, calme-toi !

— Lвche-moi, lвche-moi, je te dis !

Ils s’agitaient bruyamment а côté de Perets, le bousculant des deux côtés. Stoпan tenait fermement Quentin par la manche et par un pan de la veste tandis que ce dernier, rouge et suant, sans quitter Touzik des yeux, essayait d’une main de se libérer de l’étreinte de Stoпan et de l’autre pesait de toutes ses forces sur Perets pou— pouvoir l’enjamber. Il tirait par saccades et а chaque fois se dégageait un peu plus de sa veste. Perets saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait а suivre du regard Rita, la bouche entrouverte, l’oeil humide et caressant.

— Qu’est-ce qu’elle a а porter un pantalon, dit-il а Perets. Elles ont trouvé ça maintenant, le pantalon …

— Ne le défends pas ! criait Quentin de la voiture. C’est pas du tout un neurasthénique sexuel, mais un vulgaire salaud ! Enlève-toi, ou tu vas prendre aussi !

— Avant il y avait ces jupes, dit rêveusement Touzik. Un morceau d’étoffe qu’elles s’enroulaient autour avec une épingle pour le tenir. Alors moi, je prenais l’épingle et …

Si cela s’était passé dans le parc … Si cela s’était passé а l’hôtel, а la bibliothèque ou dans la salle des actes … Et cela s’était passé — dans le parc, а la bibliothèque et même dans la salle des actes au cours de l’exposé de Kim : « Ce que tout travailleur de l’Administration doit savoir sur les méthodes de la statistique mathématique. » Et maintenant la forêt voyait et entendait tout cela — les cochonneries salaces qui faisaient briller les yeux de Touzik, la face empourprée de Quentin а la portière de la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de Stoпan а propos du travail, de la responsabilité, de la bêtise le claquement des boutons arrachés sur les glaces de la cabine … Et on ne savait pas ce qu’elle pensait ce tout cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela la dégoûtait …