— …, disait avec délectation Touzik.
Et Perets le frappa. Il atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main а sa pommette et regarda Perets, l’air abasourdi.
— Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas.
— Je ne dis rien, dit Touzik en haussant les épaules. Ce qu’il y a, c’est que je n’ai plus rien а faire ici, il y a plus de moto, vous voyez bienAlors qu’est-ce que je pourrais bien faire ici ?
Quentin s’enquit а voix haute :
— Il t’a mis sur la gueule ?
— Oui, dit Touzik, dépité. Sur la pommette, en plein sur l’os … Heureusement qu’il m’a pas eu а l’oeil.
— Tu l’as vraiment eu sur la gueule ?
— Oui, dit fermement Perets. Parce qu’ici, il ne faut pas.
— Alors on s’en va, dit Quentin en se renversant sur son siège.
— Touz, dit Stoпan, grimpe dans la voiture. Si on s’embourbe, tu nous aideras а tirer.
— J’ai un pantalon neuf, objecta Touzik. Si vous voulez, je prendrai plutôt le volant.
On ne lui répondit pas ; il grimpa sur le siège arrière et s’assit а côté de Quentin. Perets prit place а côté de Stoпan et ils partirent.
Les chiots avaient déjа parcouru pas mal de chemin, mais Stoпan, qui guidait avec beaucoup d’adresse les roues droites sur le sentier et les gauches sur la mousse abondante, les rattrapa et commença а les suivre en faisant prudemment patiner l’embrayage. « Vous allez cramer l’embrayage », dit Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commença а lui expliquer qu’il n’y avait aucun mal dans son esprit, que de toute façon il n’avait plus de moto, ça lui était égal, tandis qu’un homme, c’est un homme et si tout est normal chez lui, il reste un homme, forêt ou pas forêt, c’était égal … « On t’avait déjа tapé sur la gueule ? » demandait Quentin. « Non, mais dis-moi, toi, sans mentir, ça t’est déjа arrivé ou non ? », demandait-il а intervalles réguliers, en interrompant Touzik. « Non, répondait celui-ci, non, attends, finis d’abord de m’écouter … »
Perets frottait doucement son doigt enflé et regardait les chiots. Les enfants de la forêt. Ou peut-être les serviteurs de la forêt. Ou encore les excréments de la forêt … Ils cheminaient lentement, infatigablement, en colonne, les uns а la suite des autres, comme s’ils coulaient а la surface de la terre, entre les troncs d’arbres pourris, les fondrières, les mares d’eau dormante, dans l’herbe haute, au milieu des buissons piquants. Le sentier disparaissait, s’enfonçait dans une boue odorante, se cachait sous les couches de champignons gris et durs qui se brisaient en craquant sous les roues, puis reparaissait, et les chiots qui le suivaient toujours restaient blancs, propres, lisses : pas un grain de poussière ne se collait а eux, pas un piquant ne les blessait et la boue noire et poisseuse ne les tachait pas. Ils coulaient avec une détermination obtuse et inhumaine, comme s’ils suivaient une route familière de tous temps connue. Ils étaient quarante-trois.
« Je brûlais d’être ici et maintenant j’y suis, je vois enfin la forêt de l’intérieur, et je ne vois rien. J’aurais pu imaginer tout ça en restant а l’hôtel, dans ma chambre nue avec ses trois lits vides, tard le soir, quand on n’arrive pas а s’endormir, quand tout est calme et que soudain au milieu de la nuit il y a ce mouton sur le chantier qui commence son vacarme en enfonçant les pilots. Evidemment, tout ce qu’il y a ici, dans la forêt, j’aurais pu l’imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se transforment soudain en Selivan le traverseur de la forêt — tout ce qu’il y a de plus absurde, de plus sacré. Et tout ce qu’il y a dans l’Administration, je peux l’inventer et me l’imaginer. J’aurais pu rester chez moi et imaginer tout cela couché sur le divan avec la radio а côté de moi, en écoutant du jazz symphonique et des voix qui parlent des langues inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre, c’est la même chose qu’imaginer. Je vis, je vois et je ne comprends pas, je vis dans un monde que quelqu’un a imaginé, sans prendre la peine de me l’expliquer. Et peut-être aussi de se l’expliquer а lui-même. La maladie de la compréhension, pensa soudain Perets. Voilа de quoi je souffre. La maladie de la compréhension. »
II se pencha а la portière et appliqua son doigt endolori sur la paroi froide. Les chiots ne prêtaient aucune attention au tout-terrain. Ils ne soupçonnaient probablement même pas son existence. Il émanait d’eux une odeur forte et désagréable, leur enveloppe paraissait maintenant transparente et sous elle on voyait comme des ombres se déplacer par vagues.
— Si on en attrapait un ? proposa Quentin. C’est très simple, on l’enveloppe dans ma veste et on l’emporte au laboratoire.
— Ça en vaut pas la peine, dit Stoпan.
Quentin :
— Pourquoi ? De toute façon, il faudra bien un un jour en attraper un.
Stoпan :
— Ça me fait un peu peur. D’abord, s’il crève, il faudra faire un rapport écrit а Domarochinier …
Touzik :
— Nous, on les faisait cuire. Ça me plaisait pas, mais les autres disaient que c’était bon. Un peu comme du lapin, mais moi, le lapin, je supporte pas, pour moi le lapin et le chat c’est le même genre de saleté. Ça me dégoûte …
Quentin :
— J’ai remarqué une chose, leur nombre est toujours un nombre premier : treize, quarantetrois, quarante-sept …
Stoпan :
— Tu dis des bêtises. J’en ai rencontré dans la forêt des groupes de six, de douze …
Quentin :
— Dans la forêt, je dis pas ; après, ils forment des groupes qui vont chacun de leur côté. Mais quand le cloaque met bas, c’est toujours un nombre premier, tu peux vérifier dans la revue, j’ai enregistré toutes les portées …
Touzik :
— Et une autre fois, avec les autres, on avait attrapé une fille du pays, ça avait été un sacré rire …
Stoпan :
— Eh bien ! écris un article.
Quentin :
— C’est déjа fait. Ça va me faire le quinzième …
Stoпan :
— Moi j’en suis а dix-sept. Plus un sous presse. Et tu as choisi qui, comme co-auteur ?
Quentin :
— Je ne sais pas encore. Kim recommande le manager, il dit qu’actuellement le transport c’est primordial, mais Rita me conseille le commandant.
Stoпan :
— Surtout pas le commandant.
Quentin :
— Pourquoi ?
Stoпan :
— Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y.
Touzik :
— Le commandant coupait le kéfir avec du liquide de frein. C’était quand il était responsable du salon de coiffure. Alors avec les autres, on avait jeté une poignée de punaises dans son appartement.
Stoпan :
— On dit qu’il va y avoir une note de service. Tous ceux qui auront moins de quinze articles suivront un traitement.
Quentin :
— Ah ! oui, leurs traitements spéciaux, je les connais. Sale coup. Les cheveux s’arrêtent de pousser et tu pues du bec pendant un an …
« Chez moi, pensait Perets. Il faut que je rentre chez moi au plus vite. Je n’ai plus rien а faire ici. » Puis, il s’aperçut que la composition de la colonne des chiots s’était modifiée. Il compta : trente-deux chiots avaient continué tout droit, tandis que onze, rangés eux aussi en colonne, avaient tourné а gauche pour descendre vers l’étendue d’eau sombre et immobile qui était apparue entre les arbres, а très peu de distance du tout-terrain. Perets vit le ciel bas et brumeux, les contours vaguement ébauchés du rocher de l’Administration а l’horizon. Les onze chiots se dirigeaient avec détermination vers l’eau. Stoпan fit taire le moteur et ils descendirent tous pour regarder les chiots passer par-dessus une souche tordue qui se trouvait tout au bord de l’eau et se laisser tomber lourdement les uns après les autres dans le lac.