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— Ils coulent, dit avec étonnement Quentin. Ils se noient.

Stoпan prit une carte et l’étala sur le capot.

— C’est bien ça, dit-il. Le lac n’est pas indiqué. Ici il y a un village qui est marqué, mais pas de lac … Voilа, il y a écrit : < Vill. Aborig. Soixantedix fraction onze. »

— C’est toujours comme ça, dit Touzik. Qui se sert d’une carte ici dans la forêt ? Primo, toutes les cartes racontent des salades, et deuxio, ici elles servent а rien. Lа il y a par exemple aujourd’hui une route, demain une rivière, aujourd’hui un marais et demain ils mettront des barbelés et un mirador. Ou bien on tombera sur un entrepôt.

— Ça me dit pas grand-chose de continuer, dit Stoпan en s’étirant. Ça suffit peut-être pour aujourd’hui ?

— Evidemment, ça suffit, dit Quentin. Perets a encore sa paye а toucher. On retourne а la voiture.

— Faudrait des jumelles, dit soudain Touz en fixant avidement le lac, une main en visière audessus de ses yeux. Il me semble qu’il y a une bonne femme qui se baigne lа-bas.

Quentin s’arrêta.

— Où ?

— Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus.

Quentin blêmit soudain et se précipita а toutes jambes vers la voiture.

— Où tu la vois ? demanda Stoпan.

— Lа-bas, sur l’autre rive …

— Il n’y a rien du tout lа-bas, siffla Quentin.

Il était debout sur le marchepied et explorait avec les jumelles la rive opposée. Ses mains tremblaient.

— Sale baratineur … tu veux encore prendre sur la gueule … Rien du tout lа-bas ! répéta-t-il en tendant les jumelles а Stoпan.

— Comment ça, rien ! dit Touzik. Je suis tout de même pas bigleux, chez moi on m’appelle Њilde-lynx …

— Attends un peu, attends un peu, arrache pas, lui dit Stoпan. Qu’est-ce que c’est que cette manie d’arracher des mains …

— Rien du tout lа-bas, marmonna Quentin. Tout ça c’est de la blague … Il raconte n’importe quoi …

— Je sais ce que c’est, dit Touzik. C’est une ondine. Comme je vous le dis.

Perets tressaillit.

— Donnez-moi les jumelles, dit-il très vite.

— On voit rien, dit Stoпan en lui tendant les jumelles.

— Vous êtes bien tombé, si vous le croyez, marmonna Quentin qui commençait а se rasséréner.

— Parole, elle était lа, dit Touzik. Elle a dû plonger. Tout а l’heure, elle ressortira.

Perets colla les jumelles а ses yeux. Il ne s’attendait pas а voir quelque chose : c’eût été trop simple. Et il ne vit rien. Il n’y avait que l’étendue plate du lac, la rive lointaine, envahie par la forêt, et la silhouette du rocher de l’Administration audessus de la crête dentelée des arbres.

— Comment était-elle ? demanda-t-il.

Touzik commença а décrire en détail, en s’aidant de ses mains, comment elle était. Ce qu’il décrivait était très alléchant, et raconté avec beaucoup de passion, mais ce n’était pas ce que voulait Perets.

— Oui, bien sûr, dit-il. Oui … Oui …

« Peut-être est-elle allée а la rencontre des chiots », pensait-il, secoué sur le siège arrière au côté d’un Quentin rembruni, tout en regardant les oreilles de Touzik qui s’agitaient en mesure — Touzik était en train de mвchonner quelque chose. Elle est sortie du calice de la forêt, blanche, froide, assurée, et elle est entrée dans l’eau, dans l’eau familière, entrée dans le lac comme j’entre dans la bibliothèque ; elle s’est plongée dans le crépuscule vert et mouvant et elle a nagé а la rencontre des chiots, et maintenant elle les a déjа rencontrés au milieu du lac, au fond, et elle les a emmenés quelque part, pour quelqu’un, pour quelque but. Et de nouveaux événements se prépareront dans la forêt, et peut-être, а de nombreux milles d’ici, se produira ou commencera а se produire quelque chose d’autre : au milieu des arbres commenceront а bouillonner des bouffées de brouillard lilas qui ne sera pas du tout du brouillard — а moins qu’un autre cloaque n’entre en travail au milieu d’une paisible clairière, ou que les aborigènes bigarrés qui, tout récemment encore, restaient paisiblement assis а regarder des films instructifs et а écouter patiemment les explications dispensées par le zèle de Béatrice Vakh ne se lèvent soudain et partent dans la forêt pour ne plus jamais revenir … Et tout sera rempli d’un sens profond, de même qu’est plein de sens chaque mouvement d’un mécanisme complexe, et tout sera pour nous étrange et donc insensé, pour nous ou en tout cas pour ceux d’entre nous qui ne peuvent encore s’habituer а l’absence de sens et la prendre pour la norme. »

Et il ressentit l’importance de chacun des événements, de chacun des phénomènes qui l’entouraient : du fait qu’il ne pouvait y avoir quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans la portée, du fait que le tronc de cet arbre était précisément couvert d’une mousse rouge, du fait qu’on ne voyait pas le ciel au-dessus du sentier а cause des branches hautes des arbres.

Le tout-terrain était secoué, Stoпan roulait très lentement et Perets aperçut de loin а travers le pare-brise un poteau penché muni d’une pancarte qui portait une inscription. L’inscription était délavée et rongée par les pluies, c’était une très vieille inscription tracée sur une très vieille planche d’un gris sale, clouée au poteau par deux énormes clous rouilles :

« Ici, il y a deux ans, s’est tragiquement noyé le traverseur de la forêt Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacré. »

« Que faisais-tu lа, Gustav, pensa Perets. Comment as-tu pu venir te noyer ici ? Tu étais certainement un bon garçon, tu avais une tête rasée, une mвchoire carrée et velue, une dent en or, des tatouages, tu en étais couvert de la tête aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux, et а ta main droite il manquait un doigt qu’on t’avait arraché d’un coup de dent dans une bagarre d’ivrognes. Tu n’avais évidemment pas le coeur а être un traverseur de la forêt, mais les circonstances l’ont simplement voulu ainsi : tu devais purger ta peine sur le rocher où se trouve maintenant l’Administration, et tu ne pouvais aller nulle part ailleurs que dans la forêt. Et lа tu n’as pas écrit d’articles, tu n’y pensais même pas, tu pensais а d’autres articles, qui avaient été écrits avant toi et contre toi. Et tu as construit lа une route stratégique, tu as posé des dalles de béton, tu as profondément entaillé les flancs de la forêt pour que des bombardiers octimoteurs puissent, en cas de nécessité, se poser sur cette route. Mais la forêt pouvait-elle supporter cela ? Tu vois, elle l’a noyé dans un endroit sec. Mais dans dix ans, on t’élèvera un monument, et peut-être donnera-t-on ton nom а un café quelconque. Le café s’appellera « Chez Gustav », et le chauffeur Touzik ira y boire du kéfir et caresser les gamines ébouriffées de la chorale locale … »

« Touzik avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour les raisons qui auraient dû les lui valoir. La première fois, il avait été envoyé en colonie pénitentiaire pour vol de papierposte, la deuxième pour infraction а la réglementation sur les passeports.

« Stoпan, lui, c’est un pur. Il ne boit pas de kéfir, rien. Il aime d’un amour tendre et pur Alevtina, elle que personne n’a jamais aimé d’un amour tendre et pur. Quand sortira des presses son vingtième article, il offrira а Alevtina son bras et son coeur, et sera repoussé malgré ses articles, malgré ses larges épaules et son beau nez romain, parce qu’Alevtina ne supporte pas ceux qui ont le nez trop propre, les soupçonnant — non sans raison — d’être des pervers d’un raffinement inconcevable. Stoпan vit dans la forêt, qu’а la différence de Gustav il a rejointe de son plein gré, et ne se plaint jamais de rien, bien que la forêt ne soit pour lui qu’un immense dépotoir de matériaux vierges destinés а l’écriture d’articles qui lui épargneront le traitement …