« Messieurs ! Mesdames ! Salut des Nations ! Avec le plus parfait respect, Votre Splendeur, j’ai l’honneur de rester, très vénérable princesse Dikobella, votre très humble serviteur, technicien-préposé, signature illisible … ‘
L’automitrailleuse trembla а nouveau, il y eut les éclairs des détonations, puis а nouveau le silence.
« Je lвcherai sur vous des lianes dont on ne se défait pas, et votre famille sera balayée par la jungle, les toits s’effondreront, les poutres crouleront, et l’ortie, l’ortie amère envahira vos maisons » — pensa Perets.
La forêt avançait, grimpait le long de la corniche, escaladait le rocher abrupt, précédée par des vagues de brouillard lilas d’où émergeaient des myriades de tentacules verts qui pressaient et tordaient, tandis que dans les rues s’ouvraient les cloaques, que les maisons s’engloutissaient dans les lacs insondables et que les arbres sauteurs surgissaient sur les pistes d’envol bétonnées devant les avions bourrés а craquer de gens empilés pêle-mêle avec les bouteilles de kéfir, les cartons griffés, les coffres-forts lourds — et la terre s’écartait sous le rocher, et l’aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait étonné, tout le monde serait seulement effrayé et accepterait l’anéantissement comme le chвtiment que chacun attendait déjа depuis longtemps dans l’effroi. Et le chauffeur Touzik courrait comme une araignée au milieu des cottages chancelants et chercherait Rita pour avoir а la fin son dû, mais ne l’aurait pas …
Trois fusées s’élancèrent de l’automitrailleuse et une voix militaire rugit : « Les tanks, а droite, le couvert, а gauche ! Equipage, sous le couvert ! » Et quelqu’un qui avait un défaut de langue reprit : « Les femmes, а gauche, les lits, а droite ! Eq-quipage, aux lits ! » II y eut des hennissements et des bruits de galop qui n’avaient plus rien d’humain, comme si un troupeau d’étalons de race était en train de se battre dans cette boîte de fer а la recherche d’une issue vers l’espace, vers les juments. Perets ouvrit la portière et regarda а l’extérieur. Sous ses pieds se trouvait la fange, une épaisse couche de fange puisque les roues monstrueuses du camion s’enfonçaient jusqu’au moyeu dans le liquide gras. Il est vrai que la rive était proche.
Perets grimpa dans la caisse et marcha longtemps pour atteindre l’arrière de cette immense cuve d’acier qui grondait sous ses pas, puis il escalada la ridelle et descendit jusqu’а l’eau par l’une des innombrables échelles. Il resta quelque temps au-dessus du liquide glacé а rassembler tout son courage, mais quand la mitrailleuse se remit а tirer il plissa les paupières et sauta. La masse visqueuse céda sous lui, longtemps, pendant une infinité de temps, et quand enfin il sentit un sol résistant sous ses pieds, lu boue lui arrivait а la poitrine. Il s’allongea de tout son long sur la boue et commença а pousser avec ses genoux en prenant appui avec ses mains. Au début il ne fit que rester sur place, puis il s’adapta et fut très étonné de se retrouver rapidement sur la terre ferme.
« J’aimerais bien trouver des gens quelque part, pensa-t-il. Juste des gens, pour commencer : propres, bien rasés, attentifs, accueillants. Pas besoin de grandes envolées de pensées, pas besoin de talents étincelants. Pas besoin de buts grandioses ni de dégoût de soi. Je voudrais seulement qu’ils joignent les mains en me voyant et que quelqu’un coure me remplir une baignoire, que quelqu’un coure chercher du linge propre et préparer la théière, et que personne ne me demande de papiers ni ne me réclame une autobiographie en trois exemplaires complétée par vingt empreintes digitales doublées. Et surtout que personne ne se précipite au téléphone pour dire confidentiellement а qui de droit qu’un inconnu est arrivé, plein de boue, qu’il se nomme Perets, mais qu’il est peu probable que ce soit vraiment Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de service а ce propos est déjа prête, et qu’elle sera affichée demain … Pas besoin non plus qu’ils soient des farouches partisans ou des adversaires résolus de quoi que ce soit. Pas besoin qu’ils soient des adversaires résolus de l’ivrognerie, du moment qu’ils ne sont pas eux-mêmes des ivrognes. Pas besoin qu’ils soient des farouches partisans de la mère-vérité, pourvu qu’ils ne mentent pas et ne disent pas d’horreurs, par-devant ou par-derrière. Et qu’ils ne demandent pas а un homme de correspondre pleinement а tel ou tel idéal, mais qu’ils le prennent tel qu’il est … Mon Dieu, se dit Perets, c’est possible que je veuille tant de choses ? »
II s’avança sur la route et chemina longtemps vers les lumières de l’Administration. Lа-bas, des projecteurs ne cessaient de s’allumer, des ombres couraient, des fumées multicolores s’élevaient. L’eau grognait et clapotait dans ses souliers, ses vêtements qui avaient commencé а sécher l’enserraient comme dans une boîte et bruissaient comme du carton, de temps en temps des plaques de boue se détachaient de son pantalon et s’écrasaient sur la route, et а chaque fois il croyait avoir perdu son portefeuille avec ses papiers — il mettait alors la main а sa poche, pris de panique. Et en arrivant au dépôt de matériel, une idée angoissante lui traversa l’esprit : ses papiers étaient mouillés, et tous les tampons et signatures s’étaient répandus et étaient devenus illisibles, irrémédiablement suspects. Il s’arrêta, ouvrit avec ses mains glacées son portefeuille, en sortit tous les certificats, tous les laissez-passer, toutes les attestations, tous les permis et entreprit de les examiner sous la lune. En fait, rien de terrifiant ne s’était produit et l’eau n’avait endommagé qu’un certificat sur papier armorié qui attestait а grand renfort de termes que le porteur de la présente avait subi la série des vaccinations et avait été autorisé а travailler sur les machines а calculer. Il remit alors tous les documents dans son portefeuille, les glissant soigneusement entre les billets et s’apprêtait а repartir quand soudain il se vit arrivant dans la rue principale : les gens avec leurs masques de carton et leurs barbes collées de travers qui l’attrapent par le bras, qui lui bandent les yeux, qui lui donnent quelque chose а flairer, qui lui ordonnent : « Cherche ! Cherche ! » et qui lui disent : « Vous vous souvenez de l’odeur, employé Perets ? », et qui l’excitent : « Ksss, ksss, imbécile, cherche ! » A cette idée, sans s’arrêter, il quitta la route et se mit а courir, plié en deux, vers le dépôt de matériel, plongea dans l’ombre des énormes caisses de bois clair, s’empêtra les jambes dans quelque chose de mou et finit sa course sur un tas de chiffons et d’étoupe.
L’endroit était chaud et sec. Les parois rugueuses des caisses étaient brûlantes, ce qui le réjouit d’abord, puis l’étonna plutôt. Aucun bruit ne parvenait de l’intérieur, mais il se souvint de l’histoire des machines qui sortaient toutes seules des caisses et comprit que les caisses avaient une vie а elles, ce qui, loin de l’effrayer, lui donna au contraire un sentiment de sécurité. Il s’assit confortablement, ôta ses chaussures humides, retira ses chaussettes trempées et s’essuya les pieds avec un morceau d’étoupe. Il faisait si chaud, on était si bien qu’il pensa : « C’est vraiment étrange que je sois seul ici. Personne n’a donc pensé qu’il était beaucoup mieux de rester ici plutôt que d’aller se traîner dans les terrains vagues avec un bandeau sur les yeux ou d’aller se planter dans un marécage putride ? » II s’adossa а une feuille de contre-plaqué brûlante, appuya ses pieds nus sur la face opposée et se sentit une envie de chantonner. Au-dessus de sa tête se trouvait une fente étroite qui laissait apparaître une bande de ciel blanchie par la lune, parsemée de quelques étoiles hésitantes. On entendait, venant d’on ne sait où, une sourde rumeur, des craquements, des bruits de moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas.