— Moi ? dit Vinni Puch. Naturellement … Mais comment … De votre part c’est tout de même étrange, je ne m’attendais pas … Je termine le travail sur un projet d’hélicoptère, et puis après … J’ai déjа dit que j’avais fait un tracteur merveilleux, c’était un tel plaisir … Je crois que vous n’avez aucune raison de douter de mon travail.
— Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grinça le vieillard. Dites-moi seulement où est ce tracteur ?
— Allons … Je ne comprends même pas … Comment pourrais-je le savoir ? Et qu’est-ce que j’en ai а faire ? En ce moment, ce qui m’intéresse, c’est l’hélicoptère.
— C’est justement de cela qu’il s’agit ! dit l’astrologue. Vous n’en avez rien а faire. Vous êtes content de tout. Personne ne vous ennuie. On vous aide même ! Vous avez mis au monde un tracteur en nageant dans le bonheur, et les gens vous l’ont aussitôt enlevé, pour que vous ne vous perdiez pas en vétilles mais que vous puissiez jouir sur un grand pied. Et maintenant demandezlui si les hommes l’aident ou non.
— Moi ? rugit le Tank. Merde ! Revenez ! Quand quelqu’un va au polygone et décide de se dérouiller un peu, de faire durer le plaisir, de jouer un peu, de prendre la cible dans une fourchette d’encadrement azimutale, ou, disons verticale, c’est un tollé général, des cris et des clameurs écoeurantes et n’importe qui sombre dans le désarroi. Mais ai-je dit que ce n’importe qui c’était moi ? Non, vous n’attendez pas cela de moi. Compris ? Répétez !
— Et moi, et moi aussi ! se mit а jacasser la poupée Jeanne. Combien de fois me suis-je demandé pourquoi ils existent ! Car tout dans le monde a un sens, n’est-ce pas ? Et eux, je crois qu’ils n’en ont pas. Il est évident qu’ils n’existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les analyser, de prendre un échantillon de la partie inférieure, de la partie supérieure et du milieu, а chaque fois on se heurte а un mur ou on passe а côté, ou alors on s’endort …
— Ils existent indubitablement, stupide hystérique que vous êtes ! grinça l’Astrologue. Ils ont une partie supérieure, une inférieure et une intermédiaire, et toutes ces parties sont remplies de maladies. Je ne connais rien de plus ravissant, aucune autre créature ne porte en elle autant d’objets de délectation que les hommes. Qu’entendez-vous par sens de leur existence ?
— Mais arrêtez de tout compliquer ! dit la voix jeune et sonore. Ils sont simplement beaux. C’est un véritable plaisir de les regarder. Pas toujours, bien sûr, mais imaginez un jardin. Il pourra être aussi beau que vous voudrez, mais sans les hommes il ne sera pas complet, il ne sera pas achevé. Il doit y avoir au moins une espèce d’homme pour animer le jardin. Ce peut être les petits hommes aux extrémités nues, qui ne marchent jamais mais courent toujours et jettent des pierres … ou les hommes moyens, qui arrachent les fleurs … peu importe. Même les hommes au poil ébouriffé qui courent sur leurs quatre extrémités. Un jardin sans eux, ce n’est pas un jardin.
— On ne peut qu’être affligé en entendant de pareilles inepties, déclara le Tank. Stupide ! Les jardins nuisent а la visibilité, et pour ce qui est des hommes, ils gênent perpétuellement tout un chacun, et il est tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu’il en soit, il suffit а n’importe qui de tirer une bonne salve sur une construction où, pour une raison ou pour une autre, se trouvent des hommes pour que disparaisse tout désir de travailler, pour qu’on se sente somnolent et que celui qui a fait ça, qui qu’il soit, s’endorme. Naturellement, je ne dis pas cela pour moi, mais si quelqu’un disait cela de moi, auriez-vous des objections а présenter ?
— On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit Vinni Puch. Quel que soit le point de départ de la conversation, vous en venez toujours aux hommes.
— Et pourquoi pas, au fait ? attaqua immédiatement l’Astrologue. Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Vous êtes un opportuniste ! Et si nous voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission.
— Je vous en prie, je vous en prie, dit tristement Vinni Puch. Avant, nous parlions principalement des créatures vivantes, du plaisir, des projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent а occuper une place de plus en plus grande dans nos conversations, c’est-а-dire dans nos pensées.
Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de position — il se coucha sur le côté et ramena un genou vers son ventre. Vinni Puch a tort. Qu’ils parlent des hommes, qu’ils parlent le plus possible des hommes. Manifestement, ils connaissent très mal les hommes ; et c’est pour cela que ce qu’ils disent est intéressant. La vérité sort de la bouche des enfants. Quand les hommes parlent d’eux-mêmes, c’est soit pour fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C’est devenu lassant …
— Vous êtes tous assez bêtes dans vos jugements, dit l’Astrologue. Prenez par exemple le Jardinier. J’espère, vous comprenez que je suis assez objectif pour aller au-devant des plaisirs de mes camarades. Vous aimez planter des jardins et tracer des parcs. J’admets parfaitement. Mais dites-moi de grвce ce que font lа les hommes ? A quoi servent les hommes qui lèvent la patte près des arbres, ou ceux qui font cela d’une autre façon ? Je sens chez vous une sorte de nature malade. C’est comme si en opérant des glandes, j’exigeais pour la plénitude de mon plaisir que l’opéré soit enveloppé dans des chiffons de couleur …
— C’est simplement que vous êtes plutôt sec de nature, remarqua le Jardinier, mais l’Astrologue ne l’écoutait pas.
— Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perpétuellement vos bombes et vos fusées, vous calculez des corrections-but et vous faites la fête avec vos systèmes de visée. Est-ce que cela ne vous est pas égal qu’il y ait ou non des hommes dans les constructions ? Il semblerait qu’au contraire vous pourriez penser а vos camarades, а moi par exemple. Suturer des plaies ! prononçat-il rêveusement. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est, suturer une belle blessure au ventre bien déchiquetée …
— Les hommes, encore les hommes, fit Vinni Puch sur un ton affligé. Cela fait la septième soirée que nous ne parlons que des hommes. C’est étrange а dire, mais apparemment il s’est créé entre les hommes et vous un certain lien, encore indéterminé mais assez solide. La nature de ce lien est pour moi tout а fait obscure, si je fais exception pour vous. Docteur, puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D’une manière générale, tout ceci me paraît ridicule et je crois que le temps est venu de …
— Revenez ! rugit le Tank. Le temps n’est pas encore venu.
— Qu-quoi ? demanda Vinni Puch, interloqué.
— Le temps n’est pas encore venu, je dis, répéta le Tank. Certains sont évidemment incapables de savoir si le temps est venu ou non, d’autres — je ne les nommerai pas — ne savent même pas que ce temps doit venir, mais tout le monde sait très bien qu’il y aura inévitablement un jour où il sera non seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent а l’intérieur des constructions mais encore nécessaire ! Et celui qui ne tire pas est un ennemi ! Un criminel ! Le détruire ! Compris ? Répétez !