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— Je disais la même chose а Domarochinier tout а l’heure. Mais ce n’est pas une histoire de peur, vous faites erreur. Il fallait mettre de l’ordre dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme ça, autant que ce soit pour quelque chose …

— Et qui a eu cette idée ? Domarochinier ! Il ne perd pas le nord. Il sait y faire !

— Ça ne sert а rien pourtant de les faire courir en caleçon. Faire son devoir en caleçon — c’est une chose, c’est honorable. Mais faire des compétitions en caleçon, c’est pour moi une erreur organisationnelle typique. Je vais écrire а ce sujet а …

Perets se dégagea de la foule et remonta en chancelant la rue encombrée. Il avait des nausées, la poitrine lui faisait mal et il imaginait les autres, dans leurs caisses, étirant leurs cous de métal pour regarder la foule de gens en caleçons avec leurs yeux bandés et s’efforçant vainement de comprendre quel est le lien qui les unit а cette foule et ne pouvant pas le comprendre, alors que ce qui leur sert de sources de patience est sur le point de se tarir …

Il n’y avait pas de lumière dans le cottage de Kim ; а l’intérieur, un nourrisson pleurait.

On avait cloué des planches sur la porte de l’hôtel et derrière les fenêtres sombres quelqu’un marchait avec une lanterne sourde. Perets aperçut aux fenêtres du premier étage des visages blêmes précautionneusement tournés vers l’extérieur.

Les portes de la bibliothèque s’ouvraient sur un canon au tube d’une longueur démesurée terminé par un large frein de bouche tandis que de l’autre côté de la rue un hangar finissait de brûler, et l’on voyait, éclairés par les flammes pourpres du foyer, des gens en masques de carton qui promenaient des détecteurs de mines sur les lieux de l’incendie.

Perets se dirigea vers le parc. Mais dans une ruelle sombre une femme s’approcha de lui, le prit par la main et l’entraîna. Perets ne résista pas, tout lui était égal. Elle était toute vêtue de noir, sa main était tiède et douce et son visage blanc luisait faiblement dans l’obscurité.

« Alevtina, pensa Perets. Elle a attendu son heure, pensa-t-il avec une impudence non dissimulée. Et alors ? Elle attendait. Je ne comprends pas pourquoi, je ne comprends pas en échange de quoi je me suis rendu а elle, mais c’est moi qu’elle attendait … »

Ils entrèrent dans la maison, Alevtina alluma la lumière et dit :

— Il y a longtemps que je t’attendais ici.

— Je sais, dit-il.

— Et pourquoi passais-tu sans t’arrêter ? « Oui, pourquoi au fait ? pensa-t-il. Sans doute parce que ça m’était égal. »

— Ça m’était égal, dit-il.

— Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m’occuper de tout.

Il s’assit sur le bord d’une chaise, les mains а plat sur ses genoux et la regarda enlever son chвle noir et le pendre а un clou — blanche, pleine, tiède. Elle s’enfonça dans la maison ; un chauffebains а gaz se mit а ronfler et il y eut un bruit d’eau qui coule. Ses pieds lui faisaient très mal, il leva la jambe et examina la plante de ses pieds nus. Les coussinets étaient couverts d’un mélange de sang et de poussière qui en séchant avait formé des croûtes noirвtres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans l’eau brûlante : ce serait d’abord douloureux, puis la douleur disparaîtrait pour faire place а l’apaisement. « Je dormirai aujourd’hui dans la baignoire, pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l’eau chaude si elle veut. »

— Viens ici, appela Alevina.

Il se leva péniblement, avec l’impression que tous ses os craquaient douloureusement, boitilla sur le tapis rouge jusqu’а la porte du couloir, puis sur le tapis noir et blanc du couloir jusqu’au renfoncement où s’ouvrait la porte de la salle de bains avec ses faпences étincelantes, le ronflement affairé de la flamme bleu du chauffe-bains а gaz et Alevina qui, penchée au-dessus de la baignoire, répandait dans l’eau une poudre fine. Pendant qu’il se déshabillait, arrachant son linge raidi par la boue, elle agita l’eau et un manteau de mousse monta а la surface, déborda de la baignoire, et il se plongea dans la mousse neigeuse, fermant les yeux de plaisir et de douleur, tandis qu’Alevtina assise sur le rebord de la baignoire le regardait, un sourire caressant au coin des lèvres, si bonne, si accueillante — et il n’avait pas été une seule fois question de papiers …

Elle lui lavait la tête et lui, crachotant et s’ébrouant, se disait que ses mains étaient aussi fortes et habiles que celles de sa mère — et elle devait évidemment savoir faire aussi bien la cuisine … Puis elle lui demanda : « Je te frotte le dos ? » Il se tapota l’oreille de la main pour chasser l’eau et le savon et dit : « Bien sûr, naturellement ! » Elle lui passa sur le dos un gant de filasse rêche et ouvrit le robinet de la douche.

— Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme ça. Je vais vider l’eau, en mettre de la propre et je resterai allongé, avec toi assise а côté. S’il te plaît.

Elle arrêta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret.

— On est bien ! dit-il. Tu sais, jamais encore je n’avais été aussi bien.

— Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais.

— Comment pouvais-je savoir ?

— Et pourquoi est-ce que tu veux toujours tout savoir d’avance ? Tu aurais pu seulement essayer. Qu’est-ce que tu y aurais perdu ? Tu es marié ?

— Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non.

— C’est bien ce que je pensais. Evidemment, tu l’aimais beaucoup ? Comment était-elle ?

— Comment était-elle … Elle n’avait peur de rien. Elle était bonne. Nous rêvions souvent de la forêt.

— De quelle forêt ?

— Comment, de quelle forêt ? Il n’y a qu’une forêt.

— La nôtre, tu veux dire ?

— Elle n’est pas а vous. Elle existe pour ellemême. D’ailleurs en réalité elle est peut-être а nous. Mais c’est difficile de se le représenter.

— Je n’ai jamais été dans la forêt, dit Alevtina. On dit que c’est effrayant.

— Ce qu’on ne comprend pas est toujours effrayant. Il faudrait commencer par apprendre а ne pas avoir peur de ce qu’on ne comprend pas. Alors tout serait simple.

— Moi je crois simplement qu’il ne faut pas se raconter d’histoires. Si on se racontait un peu moins d’histoires, il n’y aurait rien d’incompréhensible. Et toi, Pertchik, tu n’arrêtes pas de te raconter des histoires.

— Et la forêt ?

— Quoi, la forêt ? Je n’y suis pas allée, mais si j’y allais je ne crois pas que je serais particulièrement perdue. Lа où il y a la forêt, il y a des sentiers, lа où il y a des sentiers, il y a des gens et on peut toujours s’entendre avec les gens.

— Et s’il n’y a personne ?

— S’il n’y a personne, il n’y a rien а y faire. Il faut s’en tenir aux gens. Avec des gens, rien n’est jamais perdu.

— Non, dit Perets. Ce n’est pas si simple. Avec les gens, moi je suis perdu. Je ne comprends rien avec les gens.

— Mon Dieu, mais qu’est-ce que tu ne comprends pas, par exemple ?

— Je ne comprends rien. C’est pour ça, entre autres, que j’ai commencé а rêver а la forêt. Mais maintenant je vois que ce n’est pas plus facile dans la forêt.

Elle secoua la tête.

— Quel enfant tu es encore, dit-elle. Tu ne veux absolument pas comprendre qu’il n’y a rien d’autre sur terre que l’amour, la nourriture et l’orgueil. Evidemment tout est embrouillé comme une pelote, mais quel que soit le fil que tu tires, tu arrives toujours ou а l’amour, ou au pouvoir, ou а la nourriture …

— Non, dit Perets. Je ne le veux pas.