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— Un instant, dit Perets.

Domarochinier se figea.

— Vous pouvez tuer un homme ?

Domarochinier n’hésita pas. Il prit un calepin et prononça :

— Je vous écoute !

— Et vous suicider ? demanda Perets.

— Quoi ? demanda Domarochinier.

— Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard.

Domarochinier disparut. Perets s’éclaircit la gorge et se passa les mains sur le visage.

— Supposons, dit-il а voix haute. Et ensuite ?

Il vit sur la table un agenda, tourna la page et lut ce qui était noté pour la journée en cours. L’écriture de l’ancien Directeur le déçut. Le Directeur écrivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur de calligraphie.

« Chefs de groupe 9.30. Revue de pieds 10.30. Voir poudre. Essayer kéfir-zéfir. Machinisation. Bobine : qui l’a volée ? Quatre bulldozers ! ! ! »

« Au diable les bulldozers, pensa Perets, c’est terminé : plus de bulldozers, plus d’excavateurs, plus de machines а scier de l’Eradication … Ce serait pas mal de castrer Touzik au passage, mais c’est pas possible. Dommage … Et il y a aussi ce dépôt de machines. Je le ferai sauter, décida-t-il. Il imagina l’Administration, vue d’en haut, et comprit qu’il y avait beaucoup de choses а faire sauter. Beaucoup trop … N’importe quel imbécile peut faire sauter des choses », se dit-il.

Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de papier, des crayons usés, deux odontomètres de philatéliste et par-dessus le tout une patte d’épaule de général dorée. Une seule. Il chercha la seconde, en retournant les feuilles de papier, se piqua le doigt а une punaise et trouva le trousseau de clefs du coffre-fort. Le coffre se trouvait dans un coin éloigné, c’était un coffre très étrange, déguisé en desserte. Perets se leva et traversa le bureau pour gagner le coffre, remarquant au passage de nombreuses bizarreries qu’il n’avait pas remarquées au premier abord.

Sous une fenêtre se trouvait une crosse de hockey, flanquée d’une béquille et d’une jambe artificielle chaussée d’un bottillon et munie d’un patin а glace rouillé. Tout au fond du bureau s’ouvrait une autre porte barrée par une corde sur laquelle étaient pendus des slips noirs et quelques chaussettes, dont certaines étaient trouées. Sur la porte elle-même, une plaquette de métal noirci qui portait l’inscription gravée « BETAIL ». Sur l’appui de la fenêtre, а demi caché par un rideau, un petit aquarium rempli d’une eau claire et transparente abritait des algues multicolores au milieu desquelles un axolotl gras et noir remuait rythmiquement ses ouпes branchues. Et derrière le tableau qui représentait l’exploit de Selivan émergeait un somptueux bвton de chef d’orchestre, avec des queues de cheval …

Perets s’affaira auprès du coffre, mit un certain temps а trouver les bonnes clefs et parvint finalement а ouvrir la lourde porte blindée. La contre-porte était tapissée de photos légères découpées dans des revues pour hommes, mais le coffre était presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont le verre gauche était cassé, une casquette chiffonnée ornée d’une cocarde étrange, et la photographie d’une famille inconnue (le père — arborant un rictus qui découvrait toutes ses dents, la mère — la bouche en cul de poule, et deux enfants en uniforme de Cadets). Il y avait aussi un parabellum bien astiqué, soigneusement entretenu, avec une seule balle dans le canon, une autre patte d’épaule de général et une croix de fer avec des feuilles de chêne. Le coffre contenait encore une pile de chemises, toutes vides, а l’exception de la dernière, tout en bas de la pile, où se trouvait le brouillon d’une note de service qui envisageait les sanctions а prendre contre le chauffeur Touzik pour nonfréquentation systématique du musée historique de l’Administration. « Bien fait pour lui, la crapule, marmonna Perets. Il ne va même pas au musée … Il va falloir donner suite а cette affaire … »

« Touzik, toujours Touzik, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Il n’est tout de même pas le nombril du monde, non ? Enfin, en un sens … Kéfiromane, coureur répugnant, glandouilleur systématique … d’ailleurs tous les chauffeurs sont des glandouilleurs … non, il faut que ça cesse : le kéfir, la partie d’échecs pendant les heures de travail. Et Kim, qu’est-ce qu’il peut bien calculer sur la « mercedes » qui déraille ? — A moins que ce ne soit justement ce qu’il faut, des espèces de processus stochastiques … Ecoute, Perets, tu ne sais vraiment pas grand-chose. Tout le monde travaille. Il n’y a presque pas de tire-au-flanc. Ils travaillent la nuit, ils sont tous occupés, personne n’a de temps. Les notes de service sont observées, je le sais, j’en ai fait l’expérience. Apparemment, tout va bien : les gardiens gardent, les conducteurs conduisent, les ingénieurs construisent, les chercheurs écrivent des articles, les caissiers distribuent de l’argent … Ecoute, Perets, pensa-t-il, peut-être qu’après tout ce manège n’existe que pour que tout le monde travaille ? Un bon mécanicien répare une voiture en deux heures. Et après ? Les vingt-deux heures restantes ? Et si en plus les voitures sont conduites par des travailleurs expérimentés qui ne les abîment pas ? La solution s’impose d’elle-même : mettre le bon mécanicien aux cuisines, et les cuisiniers а la mécanique. Il ne s’agit pas seulement de remplir vingt-deux heures — vingt-deux ans. Non, il y a une certaine logique lа-dedans. Tout le monde travaille, tout le monde fait son devoir d’homme … pas comme de vulgaires singes … Et ils acquièrent des spécialités nouvelles … Finalement il n’y a aucune logique lа-dedans, c’est le gвchis complet, pas de la logique … Seigneur, je suis lа а rester planté comme un piquet et ils salissent la forêt, ils la détruisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque chose au plus vite, maintenant je réponds de chaque hectare, de chaque chiot, de chaque ondine, maintenant je réponds de tout … »

II commença а s’agiter, referma tant bien que mal le coffre, se précipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit du tiroir une feuille de papier vierge.

« II y a ici des milliers de personnes, pensa-t-il. Des traditions établies, des modes de relations fixés, ils vont rire de moi … Il se souvint de Domarochinier, suant et pitoyable, et de lui-même dans l’antichambre du Directeur. Non, ils ne riront pas. Ils vont pleurer, ils iront se plaindre а ce … а ce M. Ah … Ils vont s’égorger les uns les autres … Mais pas rire. C’est ça le plus terrible, pensa-t-il. Ils ne savent pas rire, ils ne savent pas ce que c’est et а quoi ça sert. Des hommes, pensa-t-il. De tout petits hommes, des homuncules. Il faut la démocratie, la liberté d’opinion, la liberté de protestation et d’invective. Je les rassemblerai tous et je leur dirai : protestez ! Protestez et riez … Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse et avec passion, puisque c’est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualité du kéfir, contre la mauvaise nourriture а la cantine, ils invectiveront avec une passion particulière le balayeur pour les rues qui n’ont pas été balayées depuis un an, ils injurieront le chauffeur Touzik pour son refus systématique de fréquenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux latrines sur l’а-pic … Non, je commence а m’embrouiller, pensa-t-il. Il faut procéder par ordre. Qu’est-ce que j’ai actuellement ? »

II se mit а couvrir une feuille d’une écriture rapide et illisible :

« Groupe de l’Eradication de la forêt, groupe d’Etude de la forêt, groupe de la Protection armée de la forêt, groupe d’Aide а la population locale de la forêt … " Qu’est-ce qu’il y a encore ? Ah ! oui. " Groupe de la Pénétration du génie ds. for. " Et puis … ‘‘ Groupe de la Protection scientifique for. " Voilа, ça a l’air d’être tout. Bon. Et qu’est-ce qu’ils font ? C’est bizarre, je ne me suis jamais demandé ce qu’ils faisaient. Il ne m’est même jamais venu а l’esprit de me demander ce que faisait l’Administration en général. Comment on pouvait concilier l’Eradication et la Protection de la forêt, et en plus aider la population locale … Bon, voilа ce que je vais faire, pensa-t-il. D’abord, plus d’Eradication. Eradiquer l’Eradication. La Pénétration du génie aussi, évidemment. Ou alors qu’ils travaillent en haut, de toute façon ils n’ont rien а faire en bas. Ils peuvent démonter leurs machines, construire une route correcte ou combler ce marais putride … Qu’est-ce qu’il reste alors ? Il y a la Protection armée. Avec leurs chiens loups. Tout de même, dans l’ensemble … Il faut tout de même protéger la forêt. Seulement voilа … (Il évoqua les têtes des gardes qu’il connaissait et se mordilla les lèvres d’un air dubitatif.) M-oui … Bon, admettons. Et l’Administration, elle sert а quoi alors ? Et moi ! Dissoudre l’Administration, alors, non ? »