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J’aurais préféré qu’il ne fût pas revenu.

Il a écrasé sa cigarette en prenant des précautions exagérées.

Sans me quitter des yeux, il a tapé là où ça pouvait faire le plus mal. Il m’a dit :

— Tu l’attends toujours. Tu n’as jamais cessé de l’attendre. Je te connais, pays. Tu l’attendais depuis toujours. Il aurait mieux valu que tu ne la rencontres jamais. (Il a agité les doigts comme sous l’eau courante.) Elle, elle ne t’attend plus. Elle court les antiquaires, pays. Quand elle n’a pas une voiture de l’Usine, elle roule en Porsche.

— C’était ce qui pouvait lui arriver de mieux, Franck.

Il m’a jeté un regard surpris. Je ne lui demandais pas de comprendre. Il ne faut jamais demander aux autres de comprendre. Il ne faut pas non plus leur en vouloir d’être différent d’eux. J’ai enlevé mon keffieh, j’ai allumé une de mes cigarettes et moi aussi j’ai regardé alentour ce moche petit décor de bois blanc et de peinture sans âge, ce plafond qui s’écaillait par place et ces faïences aux murs, ces choses tristes que j’habitais et que je m’acharnais à tenir toujours propres et nettes comme j’aurais souhaité que l’eût été ma vie. Franck a repris du café. Il a réfléchi avant de parler, puis il m’a déclaré :

— J’ai revu Calhoune. Nous avons parlé de toi. (Il a souri en portant la tasse à ses lèvres.) Elle m’a dit : Je me demande ce que j’ai pu foutre tout ce temps avec un baltringue pareil…

C’était assez finement vu et d’une manière lucide. Je ne trouvai rien à y redire. Franck a reposé la tasse avec une extrême minutie. Sans doute aurait-il fait de même d’une pièce d’échec pour un mat en deux coups. Il a poursuivi :

— Elle est à l’inspection générale des services. (Il a traduit instantanément :) Elle est aux Bœufs. (Il ne m’apprenait rien. Je le savais par Radio-Coursives. Calhoune avait été affectée à la police des polices dès sa sortie de l’École des commissaires, ce qui ne se voit pas tous les jours. Il a encore bougé les doigts.) Je l’ai revue parce que…

— Je sais, Franck.

Il a relevé le front. Il préparait son mat en deux coups. Je n’avais plus sommeil, seulement très froid et mal dans les articulations. Qu’est-ce qu’elle avait pu foutre tout ce temps avec un baltringue pareil ? Tout ce temps avait duré trois ans. Trois ans. Je me suis levé et j’ai mis deux aspirines effervescentes dans un peu d’eau que j’ai bue en m’appuyant au petit chauffe-eau. Je savais et j’ai dit à Franck :

— Je ne me défendrai pas, pays.

Il m’a examiné, puis il a regardé ses doigts et il a reposé la main sur le crâne de Yellow Dog qui s’est contenté de remuer une oreille dans son sommeil. Lui aussi avait dû connaître une nuit difficile. Franck m’a fait signe de lui donner une Camel et je lui ai lancé mon paquet qu’il n’a eu aucune peine à attraper. Rapide, Franck. J’ai rincé mon verre et je l’ai renversé sur la paillasse. Quand je me suis rassis, Franck a eu une grimace qui n’était peut-être due qu’à la souffrance. Il a estimé :

— Alors, tu es rincé. Calhoune t’a mis dans la zone rouge. Ce qu’on ne trouve pas, on n’a aucun mal à l’inventer, et elle n’aura pas de mal à trouver. Ni à inventer. Elle a des amis, tu sais.

Ça aussi, je le savais. Moi aussi, j’avais eu des amis. J’en avais eu à peu près aussi longtemps que j’avais pu payer. J’ai répété à mi-voix, plus pour moi que pour lui :

— Je ne me défendrai pas.

Il m’a observé de ses yeux ternis. On y lisait de la peur et une sorte d’amertume que je ne lui avais jamais connue. Je n’aimais pas leur expression. La Camel l’a fait tousser et il l’a coincée dans l’encoche du cendrier. Lorsqu’il s’est redressé en tâchant de rattraper son souffle rauque, sa voix m’est parvenue courte et hachée, mais très froide. C’était sa voix de flic. Ses yeux aussi étaient redevenus ses yeux de flic. On n’y lisait plus ni peur ni regret ni la moindre trace de commisération à l’égard de quiconque, même s’il avait de petites larmes au coin des paupières. Elles n’étaient dues qu’aux effets mécaniques de la toux. Il m’a demandé sèchement :

— Combien tu vaux ? Là, maintenant. Tout de suite ?

Je n’ai pas répondu. Il m’a dit :

— Je te donne trois plaques. Trois cents briques. En cash, exempt d’impôts. La moitié du fade. (Il a ricané à ses propres propos, sans la moindre trace d’entrain. Franck n’avait jamais parlé comme un malfaiteur. Les comptes qu’il réglait à l’intérieur, il les réglait avec quelqu’un d’autre que je ne connaissais pas et dont je n’aurais pas aimé être le débiteur. Il a fixé la Camel dans le cendrier avec une sorte de haine.) Un gros coup, pays… Six cents briques minimum. (Il a ricané tout seul.) C’est pas de l’argent propre. Rien que du fric qui n’existe pas.

Il n’y a pas d’argent propre, ni non plus d’argent sale. Il y a seulement des manières propres ou sales de le gagner et de le dépenser. Franck s’était remis à regarder à l’intérieur de lui-même et rien n’indiquait que le spectacle lui convînt parfaitement. Il me laissait du temps, un peu de temps. À l’Usine, des gens racontaient que Franck en mangeait, et qu’il mangeait cher. J’ai su plus tard que c’était vrai. Ce que les gens qui bavaient ne savaient pas, ce qu’ils ne sauraient jamais, c’est pourquoi et comment Franck était devenu un policier corrompu, pourquoi il s’était fait rincer et ce qui lui en coûtait, en définitive, combien il a payé. Si on savait tout, c’est sûr qu’il ne resterait plus qu’à se taire.

J’ignore ce qu’il a cru quand je lui ai demandé pour quand c’était. Il m’a seulement dit :

— Dans quarante-huit heures. (Il a pris son ton de briefing.) Mettons X. Un X. Il réside à l’étranger. Couverture en acier inoxydable. Il a une vraie femme, un vrai boulot, une vraie voiture. Ni connu ni recherché. Des vrais gosses qui sont vraiment à lui. Une fois par mois, il prend sa voiture et descend à Paris. (Il s’est mis à jouer avec sa chevalière. Elle lui venait de son père, qui la tenait du sien et ainsi de suite depuis des siècles, mais elle était devenue trop grande et trop lourde pour lui. Il a souri avec lassitude.) Dans la voiture, on a aménagé des caches. À Paris, on les remplit de fric, puis à un endroit convenu, X. charge avec lui le goûteur. Le goûteur est un camé. On ne trompe pas un goûteur. X. et le goûteur montent sur le Dam. Le goûteur goûte, le testeur teste. On ne trompe pas un détecteur de billets. Fric contre came. Retour à Paris. X. livre et ramasse trente mille balles et regagne ses vraies pénates, là où siègent ses dieux lares. Le goûteur retourne à ses chères études.

Franck avait abandonné sa bague. Il tripotait à présent sa tasse. Sa face était creuse, grise et indifférente, mais ses doigts maigres semblaient incapables de connaître le moindre repos. Il a conclu amèrement :

— Parcours sans faute. L’affaire dure depuis trente mois, mais la tête de réseau est intouchable. (Il a eu un sourire de loup que je ne lui avais jamais connu auparavant.) Cette fois, il y a six millions dans le pot. Tu vois un lézard ?

Il avait toujours son ton de professionnel s’adressant à un autre professionnel. Je ne voyais pas de lézard et en même temps j’en voyais trop. D’un côté, c’était simple, joli et presque moral : personne pour aller aux flics porter le deuil, de la monnaie en cash sans liasse marquée ni billets numérotés — et pas de vrai préjudice. Pour moi, ceux qui font dans la dope sont encore pires que les vautours du fisc et les promoteurs, même si leurs motivations et leurs méthodes sont identiques. On ne peut pas leur porter tort en cassant le coup. D’un autre côté, il fallait savoir tellement de choses, par exemple qui était X., la marque et le type de sa voiture ainsi que son numéro d’immatriculation, les points de passage, le jour et l’heure. Six plaques. Il devait y avoir, devant ou derrière, une voiture de protection… Bien trop de choses à savoir. Mais si on les avait dans la main, ces choses, c’était un coup facile. Je crois bien que j’ai dû rire un peu, sans méchanceté, sans la moindre arrière-pensée blessante pour Franck. Comme disent les sandinistes, j’avais perdu depuis longtemps l’habitude bourgeoise de faire deux repas par jour. Je n’aspirais qu’au repos et à l’oubli. « Comme la vie est lente, et comme l’espérance est violente… » Certains poèmes sont des plaintes qu’on n’aura jamais le courage de déposer. Franck a sorti de sa poche de manteau un jeu de photos en couleurs. Il les a étalées comme une donne de poker, de manière que je voie bien l’homme et la voiture. L’homme avait l’air d’un jeune fonctionnaire international et la BMW portait des plaques consulaires. Franck a commenté d’un point de vue technique :