Yellow Dog m’a ramené dans nos deux pièces — celles que nous habitons. La première sert de salon. Contre le mur de gauche, une autre grande glace de bistrot est fixée à mi-hauteur. Elle est aussi vieille et verdie que celle du palier, mais nue et sans mémoire. Heureusement : c’est devant celle-ci que la fille s’est pendue à un crochet dans le plafond. Je le sais, parce que c’est moi qui ai été appelé pour les constatations.
C’était une année à la fin juin et elle avait laissé toutes les fenêtres ouvertes. Ses pointes de pieds ne se trouvaient qu’à quelques centimètres du sol, sur lequel elle avait disposé une grande feuille de plastique pour ne pas salir. Il y avait aussi une lettre. Une lettre pour la police et qui ne laissait aucun doute sur ses intentions suicidaires. Par exemple, on ne pouvait pas lui reprocher d’avoir manqué de savoir-vivre.
Il reste aussi le grand philodendron erubescens qu’elle a laissé et qui n’a pas cessé de prospérer depuis, peut-être parce qu’il demande peu de lumière pour pousser normalement. Devant la fenêtre dont les volets sont presque toujours tirés, j’ai mis un divan qui date de Calhoune. Farida m’a ramené deux tapis de prière de son pays. Ils ont de douces nuances parme auxquelles on n’accorde en général que peu d’attention. Ils sont pourtant en soie et leurs motifs en valent bien d’autres. Sans intention de nuire, ils se trouvent à peu près à l’aplomb de l’endroit où la fille avait décidé d’en finir.
J’ai toujours pensé qu’ils lui auraient mieux convenu que du gros plastique transparent, mais peut-être n’aurait-elle pas voulu les laisser sales derrière elle. Peut-être ne souhaitait-elle pas quelque chose de tendre et de voluptueux sous ses pieds nus avant de fermer et peut-être ce simple contact frais et doux comme une petite brise de mer aurait-il suffi à ce qu’elle ne grimpe pas sur son tabouret. Peut-être lui aurait-il suffi de se cuiter à en tomber raide. Elle ramenait ses bouteilles de chez le Tunisien du coin qui reste ouvert jusque très tard. C’est de chez lui aussi que je ramenais les miennes.
La dernière pièce est celle où je dors. J’ai tapissé les murs et le plafond de journaux d’un peu partout — partout où je sais à présent que je n’irai plus jamais. Elle est assez vaste, presque douze mètres carrés, et il y a des tentures aux fenêtres mais pas de rideaux. J’ai un lit au ras du sol, une couette qui elle aussi date de Calhoune avec sur la housse des motifs dessinés par Folon dans des tons roses, mauves et orangés, qui peuvent sembler féminins alors qu’ils ne sont qu’incurablement rêveurs et presque inoffensifs. Des caisses à munitions réglementaires me servent de chevets. À l’aide de briques crues et de planches, je me suis fabriqué des étagères qui supportent mon ampli à lampes, un tourne-disque à entraînement direct, deux grosses enceintes noires et pas moins d’un millier de disques. Presque autant de livres de poche. Aucun huissier n’en a jamais voulu.
Ils ont bien eu raison, tout cela ne vaut rien.
Dans son coffre, qui repose sur ma cantine militaire, il y a ma guitare. C’est une Gretsch acoustique qu’on peut électrifier, mais dont la caisse seule sonne déjà comme une cathédrale. Il ne s’en fabrique plus de pareilles. Eddie Cochrane et Carl Perkins s’en sont servi de semblables, et dans leurs mains elles pouvaient passer pour des armes de voyou, alors qu’il n’en est rien. Même quelqu’un de raisonnablement honnête peut en tirer quelque chose de beau, ou au moins d’acceptable. Cette guitare a autant de cœur que Minnie The Moocher. Dans la chanson, Minnie est taillée comme une grenouille mais elle a le cœur aussi gros qu’une baleine. C’est une chanson pleine d’un entrain dévastateur. On ne devrait jamais écouter les chansons. Même les plus insignifiantes peuvent revêtir des atours blessants.
Aucun huissier n’a jamais voulu non plus de ma Gretsch.
Heureusement. Elle vaut trop cher pour eux. Trop cher pour moi. Calhoune, qui n’était pas la moitié d’une gourde, ne l’aimait pas beaucoup. Peut-être parce que c’était tout ce que j’avais au monde puisque je ne connaissais pas encore Yellow Dog. Calhoune faisait partie de ces gens qui sont capables d’être jaloux d’un feu de signalisation du moment qu’on porte les yeux dessus et en tirent une légitime fierté. Calhoune n’aimait pas mes blues. Elle avait raison : le peu de talent que je croyais avoir ne m’a jamais rapporté d’argent (assez d’argent à ses yeux), seulement des emmerdements sans fin. Maintenant, je ne joue plus. Je la sors pour l’accorder, je monte une gamme ou deux… Je fais bien attention à ne pas me laisser embringuer. Les camés seuls savent comme ça blesse de revenir.
Parce que jusqu’à la fin on n’en finit pas de revenir.
J’ai encore un placard dans le mur où sont rangés des vêtements et du linge, mes cartouches de cigarettes, quelques papiers que je brûlerai un jour ou l’autre, des photos… Tout tiendrait dans deux ou trois cartons d’Évian. Peu de chose. Presque rien. Une cheminée que j’utilise pour économiser le courant. Pas loin, presque à la tête du lit, une trappe qui ne se voit pas donne sur une petite cache. Dedans, il y a une boîte en fer scellée avec de l’adhésif d’emballage marron. À l’intérieur, je conserve un automatique .45 Governement Model, avec son chargeur et une boîte de cinquante cartouches calibre 11,43 dont les ogives sont creuses. Ce sont ce qu’on appelle des balles dum-dum et leur effet à l’impact est assez effrayant, de même qu’à la sortie. Surtout à la sortie. Il y a aussi un petit magnétophone qu’on peut charger de très longues bandes. Il démarre et s’éteint à la voix ou au son et sert d’ordinaire aux gens des Services spéciaux. Il y a une barrette de shit, genre soupe à la dynamite, et la seule photo que je possède de Calhoune nue. Presque nue. Si elle sait que je l’ai, elle ne me l’a jamais réclamée, et si elle me l’avait réclamée, je ne la lui aurais pas rendue.
Chacun ses fantômes.
Yellow Dog s’est installé là où il dormait toujours. Cinq secondes après, il s’était abîmé dans le sommeil comme un sous-marin en immersion profonde. Je me suis allongé sans retirer mon jean et mes bottes. J’ai fumé cigarette sur cigarette en pensant à ce que m’avait dit Franck. Un fade de trois cents briques. Ali-Baba Mike. J’aurais aimé que tout s’arrête. Ma pendule à quartz faisait du bruit près de ma tête, un bruit saccadé et lancinant qui finissait par boucher tout le silence. Son pas d’automate occupait le moindre recoin d’ombre, à la manière mécanique et inexorable d’une armée ennemie. Quarante-huit heures. Trois plaques. Trois plaques. Quarante-huit heures. Sentinelles. Plus vivant, ou si j’avais eu un autre endroit où aller, je me serais bien laissé tenter. C’était un truc facile, vite fait, faisable à deux puisqu’il n’était pas question de serrer du monde, mais de le neutraliser. Un plan d’enfer. Il fallait percer à l’aller, au moment où le passeur chargerait Ali-Baba Mike. Il fallait… Bon Dieu, ni Franck ni moi n’avions plus grand-chose à perdre, un peu de sang, plus beaucoup de vie. Plus le moindre vrai avenir. C’étaient autant de raisons de faire en sorte de se la couler douce le peu de temps qui restait.
D’abord on rêve, après on meurt.
Le sommeil m’a pris comme un voleur au coin d’un bois.
C’était ce qui pouvait m’arriver de mieux.
Quand je me suis réveillé, la nuit était revenue, ce qui était tout à son honneur. Mon Oméga qui a marché sur la Lune marquait dix-neuf heures vingt et Yellow Dog n’était plus à sa place. Je n’avais pas très chaud et la crosse du pistolet me meurtrissait les côtes. Je me suis fait du café instantané auquel j’ai ajouté du lait en tube et je l’ai bu le dos à la fenêtre. Pour un peu, j’avais rêvé, Franck n’était jamais venu me raconter son histoire à la mords-moi-le-pneu, seulement en relevant les yeux j’ai vu les deux numéros de téléphone qu’il avait laissés. L’un était celui que je lui avais toujours connu en Seine-et-Marne, l’autre correspondait à un Eurosignal, mais je ne le savais pas. Si je l’avais su, ça n’aurait rien changé. Si j’avais su, j’aurais tout effacé.