Mais est-ce que ça aurait changé grand-chose ?
Cinq
Ce soir-là, je suis arrivé tôt comme souvent, mais c’est seulement que je n’avais pas d’autre endroit où aller. Il me restait juste la Division et la Nuit, rien que la moitié du monde si on veut. La grande pendule du hall marquait vingt-deux heures trente-six. Ma montre aussi. J’ai entendu tout de suite les bruits de bottes, des cliquetis de menottes et les machines à écrire qui crépitaient en bas, toutes ensemble. Je suis descendu marche par marche avec mon sac en nylon au bout du bras. Il me restait la nuit. J’ai poussé la porte grillagée qui ne sert à rien puisque personne ne la ferme jamais à clé. Dessus, une pancarte interdit l’accès à toute personne étrangère au service.
J’ai pensé une dernière fois à ce que m’avait dit Franck, à son cancer. J’ai pensé à tout ce qu’on pouvait acheter pour trois cents millions, à des voiles rouges dans le soleil couchant et à une longue décapotable blanche glissant sans bruit sur le strip. Tout cela n’avait plus de relief ni la moindre importance, là où j’allais. J’étais trop vieux et trop fatigué, j’avais duré bien trop longtemps pour me mettre à tourner voyou. Je n’avais plus assez de rage et d’espoir. Plus assez de moelle.
Je suis passé devant les cages.
Elles étaient pleines et sentaient la peur, la misère et les pieds. Toutes les cages du monde sentent la même chose — l’odeur du malheur et de ceux qui ont tout perdu. Dans le couloir, il y avait des clients tout du long, les uns assis sur les bancs, les autres par terre contre le mur, souvent la tête entre les bras à rien regarder au fond. Presque tous les prisonniers se ressemblent. Les flics aussi. Ceux qui avaient emmené la viande m’ont salué au passage. Pour la plupart, ils ne m’aimaient pas.
Je n’éprouvais aucune sorte de passion pour eux. Les cow-boys me fatiguent.
Dans mon bureau — dans la pièce qui me servait de bureau —, Léon avait posé ses fesses sur la table et calé le combiné du téléphone entre son épaule et sa joue. Elle griffonnait de la main gauche. Son visage de travers était livide, encore moins avenant que d’habitude, et ses yeux couleur d’étain n’étaient fixés sur rien. En enfermant mon sac dans l’armoire près de la fenêtre, j’ai allumé une cigarette d’une main. J’allais enlever mon pistolet de l’étui, mais elle m’a fait signe en poussant le bloc vers moi.
Vol à main armée avec prise d’otage. Sécurité publique sur place.
Police judiciaire avisée à vingt-deux heures trente.
L’autre téléphone s’est mis à sonner. C’était l’Étage des morts. Il me signalait un vol à main armée avec prise d’otage. Le même. VMA pharmacie. Deux auteurs. L’un des deux blessés par balles par le potard. SAMU sur place. Une femme prise en otage par le second voyou. Armé d’un fusil à pompe de type Mossberg. Bonne arme, le Mossberg. Le type de l’Étage des morts m’a dit :
— Le blessé s’est mangé deux balles de .38 dans le buffet. La Sécurité publique t’attend pour percer l’autre.
Léon a raccroché, moi aussi. J’ai pris des clés de voiture au panneau d’affichage. C’était la Renault du Groupe criminel. J’ai commandé à Léon d’aller prendre son pare-balles et le fusil à pompe au coffre. Elle m’a dit :
— Vernes est sur place. D’après lui, le preneur d’otage, c’est Jésus. L’autre va claquer.
Ses yeux étaient vitreux et fixes. Ils me racontaient autre chose que je préférais ne pas entendre. Je sais reconnaître de la haine lorsque j’en vois, même si pour ma part il ne m’arrive plus guère d’en éprouver. De la haine et beaucoup, mais pas la moindre trace de peur, ni rien qui y ressemblât de près ou de loin. Elle s’est balancée de la table, elle a ramassé son .357 dans le tiroir et m’a lancé le poste de radio portable.
J’ai pris Muppet au passage. Après Léon et moi, c’est le meilleur tireur de la Division. Dans les escaliers, il a fait :
— Jésus, hein ?
Pour aller plus vite, nous avons pris le périphérique. Quand on est monté une fois en voiture avec Muppet, on ne craint plus la mort. Tout du long, il a roulé sur la file de gauche avec le gyrophare et le deux-tons. Les autres bagnoles s’égaillaient devant comme des vols d’hirondelles au ras du sol, par temps d’orage. Derrière, Léon chargeait le fusil à pompe en travers des genoux. Des femmes et des hommes seuls.
Devant la pharmacie dont la façade fait l’angle, il y a trois fourgons de police secours et une ambulance de réanimation. On dirait que c’est la même nuit que la précédente à cause des figurants qui sont identiques. Muppet arrête la R11 en glissant de travers. Nous sortons, j’ouvre mon blouson et Muppet prend le fusil des mains de Léon. Il le tient le canon vers le ciel.
Vernes est là, nu-tête, à se déganter.
— C’est bien Jésus. (Il me suit dans la pharmacie.) Il a arraché une cliente. Il est en face. Mes types bloquent l’étage. Léon me suit, les poings enfoncés dans ses poches de jean. Elle a le revolver dans la ceinture, devant, à même la peau. Le braqueur est étendu en plein milieu de l’officine, avec son sang groseille sur le carrelage. Je connais l’interne qui s’en occupe. C’est une fille jeune et assez belle. On pourrait la croire capable de douceur. On croit surtout ce qui arrange. Le type vomit des gros caillots pourpres, la tête de côté. Dans les vingt ans, de type maghrébin, maigre comme le sont presque tous les camés. La fille me voit et se relève.
— Foutu. Intransportable. (Elle me tend un poignet tordu à cause de ses gants pleins de sang. Il faut bien que je m’en contente.) Un beau tir groupé. Wad-cutter, tu connais ?
Je connais les cartouches à balles wad-cutter. Ce sont des cylindres de plomb non chemisé. On s’en sert au stand de tir. À courte distance, elles champignonnent à l’impact et certaines se fragmentent, provoquant d’assez horribles blessures. Normalement, on ne s’en sert qu’au stand.
Derrière sa caisse, le pharmacien sourit à tout le monde. On le sent fier de lui et tout prêt à nous vendre son stock. Comme il comprend que je suis le chef d’enquête, il me regarde. Soixante-dix à quatre-vingts ans, veston en velours vert sur une chemise de chasse. Maintien agréable, avec ce rien de suffisance tranquille tout de même de ceux qui ont une Datsun 4WD dans leur parking privatif et en cherchant bien une fiancée coûteuse qui pourrait être de dix ans plus jeune que leur belle-fille. Bien disposé à l’égard des forces de l’ordre.
Le seul vrai permis de tuer, c’est le pognon qui le donne.
Peut-être s’attend-il à ce que je lui laisse la parole, mais je tends les doigts au gardien qui a saisi son arme.
C’est un beau Police Python à canon de six pouces chambré en .357. En basculant le barillet, je trouve deux étuis percutés et quatre balles qui n’ont pas servi. Wad-cutter. Je les fais tomber dans l’autre paume et Léon me tend une petite pochette plastique. Arme et munitions saisies pour les nécessités de la présente enquête. Je donne tout au gardien, je me retourne. Le type par terre continue à vomir des gros caillots avec des bruits rauques d’arrachement qui se font tout de même de plus en plus difficiles et ses maigres côtes crasseuses s’acharnent encore un peu, de moins en moins fort, à retenir ce qui lui reste de vie à dégueuler. J’enjambe le sang groseille et je sors.