— En face, me dit Vernes. Dernier étage. Il est bloqué. Il a un fusil à crosse et canon sciés.
Il s’est remis à pleuvoir ou je ne m’en étais pas rendu compte avant. J’envoie Léon enfiler son pare-balles. Muppet et moi n’en portons jamais. Il faut percer. Maintenant. Tous les os me font mal et je porte les doigts sur la crosse de mon pistolet. Jésus… C’est drôle comme parfois le passé vous revient dans la gueule. En face, c’est une sorte d’entrepôt de la ville. Cinq étages dont les fenêtres sont grillagées. Pas de toit en terrasse ni d’escalier d’incendie. C’est la pluie ou le vent, mais j’ai froid.
Maintenant.
Des escaliers et des couloirs. Ça sent la poussière et l’urine, ainsi que la graisse à machines et la vieille ferraille. Sur le palier du deuxième, dans un recoin, il se trouve un grabat avec des bouteilles de trichlo vides et leurs petites têtes de mort dessus, des fringues en vrac et sur un carton vide une bougie aux trois quarts consumée avec à côté des cuillers ordinaires tordues et noircies et une image de la Vierge dans l’un de ces cadres en plastique doré comme on en trouve dans tous les Prisunic. La femme dans ses dorures a un air de souffrance infinie et douce, les mains jointes au sternum. Elle semble belle et grave, elle. Par terre, il y a une poignée de cartouches de chasse calibre .12 avec de la chevrotine dedans.
Il n’est pas allé braquer loin de chez lui, Jésus.
Il est en haut, maintenant. Il tient la femme devant lui, avec un bras autour de son cou et le canon du fusil contre sa tempe. C’est une grosse sans âge engoncée dans une robe brune informe. Par les carreaux cassés rentre un air chargé de pluie. Jésus ne bouge pas, la femme non plus. On voit d’elle sa bouche grande ouverte, presque pas les yeux, elle agrippe son sac contre la poitrine, avec dedans les ordonnances et ses papiers, de l’argent peut-être, des photos et des lettres auxquelles elle tient. Jésus me voit comme je le vois. Léon et Muppet sont plus loin derrière, elle en couverture sur ma gauche et Muppet à plat ventre en haut des marches avec le fusil à pompe. Il a pris spontanément la position du tireur couché.
J’avance en sortant mon pistolet dont je remonte le chien et que je tiens à bras tendu sans effacer le torse. Jésus ne bouge toujours pas. La femme remue faiblement. Il appuie plus le canon contre sa tempe.
Je dis doucement :
— Jésus, la morue, je m’en fous. Des comme elle, il y en a des millions sur la terre. Mais toi, Jésus, tu n’as qu’un œil gauche.
J’ajoute :
— Dix sacs que tu vas au tas avant moi, Jésus.
Je sais bien ce qu’il voit, Jésus, s’il voit quelque chose, de son œil qu’il est bien forcé de sortir de derrière les cheveux filasse de la grosse : le gros orifice d’un canon de pistolet braqué en plein dedans. Là où il est, comme il se tient, j’ai à peu près aussi peu de chances de le manquer que de redevenir quelqu’un, quelqu’un de bien. Quatre fois déjà que je le stoppe, Jésus, deux fois en flagrant délit, deux fois sur mandat. Came plus Sida, Jésus. Le tir groupé de ceux d’en bas. En glissant lentement, j’ajuste encore. Et lentement, je vois le canon du flingue quitter la tempe de la femme et se tourner lui aussi vers mon front. En même temps, il y a un bruit de pluie, qui cesse comme il est venu. Le fusil n’est pas un Mossberg, c’est un simple Baïkal à un coup. Canon et crosse sciés, en effet.
La main de Jésus enveloppe le pontet. Il tient son arme à bout de bras, pas très bien, mais dans la direction générale de ma tête. Dans tous les cas de figure, la femme ne risque plus rien. Je la vois me regarder. Maintenant, c’est entre lui et moi. Elle, elle est sortie de l’image. Je répète :
— Dix sacs, Jésus.
À cette distance, il n’a lui non plus aucune chance de me manquer. Chevrotines. J’ai déjà vu ce que ça donne à six-sept mètres, ça vous arrache la moitié de la tête et ce qui reste ne ressemble plus à rien. La mienne ne m’a jamais beaucoup plu comme elle était. La femme me fixe toujours la bouche grande ouverte et ses yeux sont aussi larges et sombres, aussi impénétrables que le canon du fusil. Trop long tout ça. Même sa propre mort, on se lasse à un moment de la regarder en face. Je dis :
— À toi, Jésus.
La mort est comme bien des femmes, elle ne veut pas de ceux qui l’aiment trop. Elle n’aime pas qu’on s’impose. Jésus fait un geste, il fléchit un peu les genoux et lâche la femme qui tombe en vrac devant lui, il tient toujours le flingue dans les doigts mais en baissant le canon vers le sol, puis, sans me quitter des yeux, il le repose par terre et le pousse du pied loin devant, le plus loin possible, de travers, avec le regard d’un homme qui se noie. Pourtant, un artillage, Jésus, ça l’aurait arrangé autant que moi.
Sous la femme, il y a une grande flaque de pisse.
Jésus est tombé à genoux. De ses deux mains maigres, il essaie un geste pitoyable, comme pour dire qu’il n’a pas pu. En trois pas, je suis dessus, je le relève par le col du blouson, le retourne et le plaque la gueule contre le mur, lui ramène les bras dans le dos et lui passe les bracelets. Chevilles écartées, palpation de sécurité. Il sent le canon de mon pistolet dans le creux de sa nuque. Il y a cinq cartouches de .12 dans sa poche gauche de blouson. Une médaille pieuse dans son jean. Rien d’autre. Quand je le retourne pour l’emmener, ses yeux se portent sur les miens. On n’est pas très loin l’un de l’autre. D’un seul geste machinal, je rabats le chien de mon MAC et je le remets à l’étui. On dit que les yeux sont le miroir de l’âme. Ceux de Jésus sont deux trous vides et sombres qui ne donnent nulle part. Ceux d’un homme noir comme un corbeau. Je l’empoigne par le col.
— Tu avais ta chance, Jésus.
Il ouvre la bouche pour rire. Plus beaucoup de dents, et ce qui reste est mal planté devant. Les miennes ne sont pas fameuses non plus, c’est pourquoi je m’abstiens de sourire. Il déclare doucement :
— Perdu. Vous avez perdu.
Pour ne pas lui foutre sur la gueule, je le pousse vers la sortie en ramassant le Baïkal au passage, que je lance à Muppet qui s’est relevé et s’époussette le devant. Léon s’occupe du social. Elle relève la femme. Il me semble que la grosse gueule quelque chose dans mon dos, un mot pourtant qu’une femme comme elle ne devrait pas connaître. Bien sûr que j’ai perdu. Quand on a mon âge et mon grade, ça fait déjà un moment qu’on sait qu’on ne gagne jamais à tous les coups.
Au deuxième, Jésus me demande de lui prendre le petit cadre de la Vierge. Je ne vois pas en quoi ça peut l’aider, mais tout en ramassant les cartouches par terre, je le prends et le fourre dans sa poche arrière de jean.
Voilà, comme on dit dans notre jargon de flic, c’est clouté. Fini.
Dehors, il pleut trop et il n’y a déjà presque plus personne. Les lumières de l’ambulance sont éteintes. La toubib blonde aux doux yeux d’ambre traverse quand même. Elle s’est jeté un blouson de nylon sur les épaules et se tient les mains aux épaules, les bras croisés sur la gorge en un geste qui semble désemparé mais n’est peut-être que frileux. Elle regarde Jésus, puis moi, d’un air indifférent. J’allume une Camel. Elle me prend mon paquet des mains et observe :
— C’est pas bon pour ce que vous avez.
Je lui donne du feu.
Elle me dit, en soufflant un peu de fumée :
— Décédé.
La pluie lui dégouline sur la figure. Certaines femmes ont cet air un peu hébété quand elles ont trop baisé. Elle fume beaucoup trop vite et la cigarette au coin de la bouche lui fait faire une grimace amère qui ne lui va pas. Trop jeune, trop tendre. Elle me tend un porte-cartes en plastique noir qui imite le croco. On a essuyé le sang dessus à la va-vite. Elle dit, sans bouger les mâchoires :