— Dix-sept ans. Il y avait à peu près mille francs en caisse. Et le vieux qui joue les fanfarons devant les tuniques bleues.
Il y en a qui ont la chance de finir vite. Pour une raison qui m’est étrangère, Zyeux d’Or se comprime les seins. Il n’y a pourtant pas de quoi en avoir honte. Je fais emmener Jésus par un équipage de cow-boys pour livraison immédiate à la Division. Un peu plus loin, je vais soulager ma conscience entre deux bagnoles. Zyeux d’Or est restée plantée là où je l’ai laissée. Quand je reviens, elle est toujours debout à fumer, les yeux par terre. Il faudrait trouver des mots — des mots d’espoir. Sans relever le front, elle déclare, plus pour elle que pour quiconque :
— À chaque fois, inspecteur… À chaque fois, c’est la même chose. (Elle lève le menton, avec un air bravache.) Rectification : à chaque fois, c’est pire.
Je me bats encore avec mes boutons de braguette. Chacun ses combats et les miens sont infimes. Elle crache sa cigarette. Un fourgon démarre avec Jésus à l’intérieur. J’ai donné des instructions pour qu’il me soit livré intact. Il me reste à taper les constatations dans la pharmacie, à emmener le vieux pour audition. Léon continue le social. En la tenant par les épaules, elle conduit la grosse vers un autre fourgon. Trop de pluie, mon pote. Trop de nuit.
Pour Zyeux d’Or, je ne peux rien. Elle est très fraîche, avec un visage de gosse qui peut s’émerveiller encore d’un rien. Des voiles rouges dans le soleil couchant. Elle déclare :
— Chaque fois que je vous vois, vous me faites penser à Sam Sheppard. C’est peut-être parce que vous êtes maigre. Vous marchez comme un homme qui a fait beaucoup de cheval. Ou c’est à cause de votre boucle de ceinturon ? Vous êtes quoi ? Divisionnaire ? (Elle ricane sans raison.) Sam Sheppard…
Sheppard a du talent, beaucoup de talent. Moi aucun. Je rallume une Camel au mégot de la précédente et elle me regarde avec avidité. Je lui écarte les poignets et elle n’offre pas la moindre résistance. Elle ne se rengorge pas non plus, elle comprend bien que ce n’est qu’un examen anatomique sans la moindre intention blessante. Je lui dis :
— Oubliez Sheppard, mon ange. Rien qu’un baltringue, un traîne-lattes qui fait la nuit… (Je n’aime pas ma voix quand elle est trop rauque et trop amère, mais on ne peut pas se taire tout le temps. Il y a des moments quand même où on est bien forcé de se rappeler.) No future. Vous avez des nichons splendides. Trouvez-vous un chic type dans votre genre, avec une jolie clientèle de province… Il vous fera un tas de chics gosses. Des voiles rouges dans le soleil couchant…
Elle aussi a un rire un peu amer. Je poursuis en m’en allant :
— Sortez de la merde, mon ange.
Elle me rattrape par la manche.
— Vous avez un phone, Sheppard ?
— Non, mon ange. Ça n’avancerait à rien.
Pour rentrer au siège, je prends le volant. Muppet a les deux fusils entre les genoux, le canon en haut. Je n’ai pas besoin qu’il parle pour sentir qu’il fait la gueule. C’est pourtant une affaire bien carrée, bien propre. Je lui tends mon paquet de Camel et il fait non de la tête. Radio-Cité annonce un homicide volontaire sur le treizième — pas chez nous. Ce n’est pas la voix de Franck, mais celle d’un jeune type qui m’est inconnu. Muppet casse le Baïkal. Il dit au pare-brise ou à la pluie devant, sur un ton de reproche :
— Chevrotine ramée. Comme vous étiez, Léon et moi nous ne pouvions rien faire.
Je continue à rouler sans rien dire, ni vite ni doucement. Calhoune avait des plus beaux seins encore que Zyeux Bleus. Elle aussi on aurait pu la croire capable de douceur et de compassion, mais elle était plus dure et vache que du silex et c’est pour ça qu’elle était vivante et en bonne santé. Encore maintenant, quand je pense à elle, c’est comme si je prenais un coup de pied dans le bas-ventre. Il y a des enfers, dedans, tout au fond comme ça, dont on n’a pas idée et c’est tant mieux. Muppet fait :
— Pourquoi ?
Un jour de juin, Calhoune m’a dit dans la figure, avec haine : « J’assisterai pas à un naufrage. Cinq ans que tu me fais chier. Je veux rire, moi, je veux vivre. Danser. J’existe, moi. J’en ai marre que tu me fasses chier.
Autre chose : te bordure pas, tu fais chier tout le monde. Pour qui tu te prends ? Pour Dieu ? Espèce de con. Espèce de pauvre con. »
Elle n’avait pas tort, Calhoune. Seulement, c’est pas facile d’en finir une bonne fois pour toutes. Je peux le dire parce que j’ai essayé une fois, tout seul au .38, et que ça n’a pas marché. Les bonnes idées, pas de doute, ça ne marche jamais. Jamais quand il faudrait. Avec Jésus non plus, ça n’avait pas marché. Jamais. C’est pour ça que je n’ai pas répondu à Muppet. De toutes les façons, il n’aurait pas compris puisqu’il est trop jeune pour avoir connu Calhoune.
Calhoune.
À la Division, tout s’est mis à rouler comme une bonne mécanique, un train de nuit qui fonce à l’autre bout, avec sa cargaison de vivants et de morts, sa grande lumière devant, comme au temps où je commandais mon groupe de jour — comme avant ma patate. Une seule patate en vingt ans, mais le pucelage administratif, c’est comme l’autre, il suffit d’un coup pour le perdre. Et moi, je le savais maintenant, j’avais perdu le mien à cause de Franck.
Muppet a pris le pharmacien. Léon avait fait faire un crochet à la calèche pour que la femme puisse aller se changer et maintenant elle prenait son audition, la figure un peu de travers et l’air de m’en vouloir encore. Il n’y avait rien d’autre en instance. Comme j’avais un double de clés, je me suis installé dans mon ancien bureau et après avoir tapé le transport sur les lieux et les constatations, je me suis fait présenter Jésus. En l’attendant, j’ai fumé une cigarette. On n’avait pas changé grand-chose au décor, il y avait toujours les mêmes affiches de cinéma et Bogart gardait toujours son sourire de chacal avec le Faucon maltais entre les doigts juste au-dessus du panneau où on affiche les circulaires et les portraits-robots des types recherchés.
On avait laissé ma lampe en alu qui provenait du fond des années cinquante et le gros poste qui trouvait lui son origine dans un squat de l’îlot Chalon — tout comme Yellow Dog. Ça sentait toujours la poussière et la fumée de cigarette blonde.
C’est pas facile de s’en aller. On laisse toujours trop de traces, même quand on ne le voudrait plus. C’est bien plus difficile que d’éteindre la lumière. Franck. Quand on s’en va, on n’est pas plus seul, juste un peu plus loin. Les autres n’ont pas bougé, on a seulement dérivé un peu trop. Juste un peu trop. Peut-être même que parmi ceux qu’on aperçoit encore au bout du quai, il y en avait un ou deux qui vous aimait vraiment, au fond, allez savoir, mais même pour eux on ne peut plus rien. J’ai quand même saisi le téléphone, j’ai composé le numéro de Franck de mémoire et je suis tombé sur Bess, qui n’avait pas l’air de dormir. Bess ne m’avait jamais aimé, elle. Elle n’aimait plus Franck — il lui en avait fait trop voir depuis des années. Peut-être Bess n’avait-elle jamais aimé personne qu’elle-même. Ou alors elle aimait leur fils. Son fils. Elle m’a répondu d’une voix froide et distante, mais dans l’ensemble plutôt courtoise. Franck s’était absenté. Est-ce qu’il y avait un message à lui laisser ? Pas de message — plus de message. Elle a raccroché avant moi et on a tapé à la porte.
C’était Jésus.
Je lui ai dit de se déshabiller tout en raccrochant. Il avait l’habitude, lui aussi, Jésus. Il a vidé ses poches, enlevé sa ceinture au fur et à mesure. Il a retourné ses chaussettes et il est resté nu, plus maigre et sale, plus puant que bien des morts avec ses grosses mains de part et d’autre des cuisses, sa grosse queue flasque et des bleus violacés aux bras et à l’aine. Tout en tapant le numéro intérieur de Léon je lui ai fait signe de se rhabiller. Je ne savais pas que ça serait ma dernière affaire, ou alors je le savais trop bien. Léon a décroché tout de suite. Elle semblait essoufflée. Elle m’a dit avec brusquerie, sans préambule :