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Il n’y avait plus Franck. J’étais seul. C’est pas aux vivants qu’il faut donner la rouge, c’est aux morts — ou alors j’étais déjà mort. J’avais besoin d’un verre, comme chaque fois qu’une saleté me pétait à la gueule. Bien joué, Calhoune. J’ai fait non de la tête, à elle comme à moi, mais ça ne suffisait pas à se débarrasser de tout. Elle a demandé d’une voix suave :

— Tu reconnais pas ? Décidément, tu n’as pas de mémoire.

J’en avais trop, au contraire. Je suis arrivé à desserrer les mâchoires. Je ne la voyais pas, je ne sais pas à quoi elle s’attendait. J’ai trouvé quand même la force d’avoir une phrase de beau mec. J’ai dit d’un trait :

— Je n’ai rien à vous déclarer.

— Tu te reconnais pas ?

J’ai répété la même phrase. Quand on se noie, il faut bien se raccrocher à n’importe quoi. Tout le temps, à chaque question, j’ai répondu la même chose. Que je n’avais rien à déclarer.

Même quand elle a sorti une copie de mon dossier médical.

— Tu as été interné en psychiatrie. Un an de longue durée. Dépression.

Normalement, ce genre de document reste confidentiel, mais pour elle il n’y avait rien de confidentiel. J’avais passé un mois en clinique. Ma mère venait de partir d’un cancer. Elle avait mis deux ans à crever et les deux derniers mois je l’avais veillée presque jour et nuit. On m’avait attribué une bien jolie cellule dont les fenêtres blindées donnaient sur des champs de corbeaux. Malgré ce qu’on m’avait injecté, je n’avais jamais cessé de marcher droit, pas très vite ni hardiment, mais sans me tenir aux mains courantes des couloirs. Je me repérais sur les dalles en plastique, par terre. On m’avait laissé mon walkman et quelques livres. Je n’avais pas été vraiment malheureux.

Cette cellule, où il y avait quand même un chiotte et une petite salle de bains avec une baignoire sabot faite pour les nains, je crois bien que je ne l’ai jamais quittée.

— Rien à vous déclarer.

— Passons. Le médecin-chef de l’Usine t’a réintégré.

Elle a eu un rire sceptique.

Très forte, question guerre psychologique, mais j’avais trop donné pour que même Calhoune me mette en vrille. Je n’étais pas trop fort pour elle, seulement trop seul et trop loin. Je me suis rappelé quand le psychiatre m’avait demandé mes papiers après l’admission et que j’ai fait glisser doucement sur le bureau devant lui ma brème et ma médaille dans le porte-cartes ouvert. C’était pour les mettre au coffre et me les rendre en sortant. En sortant ?

Même si on me les a bien rendus, même si après on m’a rien reconnu apte de nouveau au service actif, je sais maintenant que je ne suis jamais sorti.

Je n’aurais pas dû, mais j’ai eu un rire triste et amer qui ne m’appartenait pas en propre. Roule, Calhoune, roule… Il ne lui restait pas beaucoup de cartes à jouer et sûrement pas les meilleures. Elle s’était trop défaussée d’entrée de jeu. Elle avait affalé ses as trop tôt. Tout occupée de faire de son mieux, elle avait tapé tout de suite trop fort. Les bons tortionnaires le savent, il faut graduer. Passé une certaine dose de souffrance, on ne sent plus rien. Elle aurait dû en tenir compte avec Franck. Peut-être qu’il lui aurait dit ce qu’elle voulait savoir, mais peut-être qu’avec lui aussi il était trop tard.

Elle est retombée dans le triste et le moche. Elle m’a sorti tout un tas de photos, récentes et parfaites celles-là, pour la plupart prises avec un téléobjectif et sur lesquelles on me voyait avec Farida. Bras dessus bras dessous sur les Champs. Moi conduisant son cabriolet Mercedes blanc décapoté, avec le bras de la fille passé autour de mon cou et sa tête sur mon épaule gauche. Farida et moi à Deauville. Un jour de novembre qu’il faisait presque beau. Calhoune a souligné :

— Les planches. On a retrouvé la carte bleue avec laquelle elle a payé. Tu sais comment ça s’appelle ?

— Je n’ai rien à vous déclarer.

— Farida travaille le soir dans le quartier Opéra. Elle coûte entre six et dix mille francs la nuit. Elle fait partie du cheptel à Sam. Son deux pièces à Neuilly, elle lui loue six mille francs mensuels plus les charges.

Une autre photo. On nous voyait rentrer dans le parking en sous-sol. Cette fois Farida conduisait mais j’étais parfaitement reconnaissable sur le siège du passager. Décidément, Calhoune travaillait beaucoup sur photo — une bonne élève. Elle avait utilisé un photographe de grand talent. Il y en a à l’Usine. Il s’était servi d’un appareil qui permet d’incruster sur chaque vue la date et l’heure à laquelle on la prend. Calhoune a insisté :

— Tu sais comment ça s’appelle ?

Comme je ne disais rien, elle a déclaré d’une voix lente, paisible :

— Proxénétisme aggravé.

J’ai laissé dire. Les beaux joueurs savent quand ils sont rincés. J’étais rincé. Après cela, en guise de conclusion, elle m’a sorti les déclarations qu’elle avait recueillies le matin de la grosse au bitos en feutre noir. Il en ressortait clairement que je m’étais comporté comme un fou dangereux. Calhoune a apprécié :

— Une scène de western avec un dialogue de merde. Tu as toujours été un spécialiste des dialogues de merde.

Je n’avais toujours pas vu son visage ni ses yeux, mais je ne pouvais pas douter un seul instant de ses intentions. J’avais trop fumé, j’ai attaqué un nouveau paquet de Camel. C’est alors qu’elle s’est penchée sur la lumière. Putain, elle n’avait jamais été aussi belle, ni aussi bien entretenue. Très bronzée, bien sûr, avec sa crinière acajou signée Alexandre, la bouche à peine passée avec quelque chose de pâle qui ne la rendait pas moins suggestive et prometteuse, mais plus pour moi, les yeux pourtant un peu les mêmes qu’avant. Les yeux, comme le reste, ça trahit. Elle était bel et bien passée de l’autre côté. Elle m’a regardé comme on regarde un poisson mort. Elle a tout ramassé sans me quitter des yeux et tout bien rangé dans son dossier. Elle m’a confié :

— Léon a chanté.

Elle s’est penchée sur un tiroir qui devait être entrouvert. Je suppose qu’elle a dû éteindre le magnétophone, parce qu’ensuite elle s’est accoudée au bord du bureau, elle a joint les doigts sous le menton et m’a encore examiné, avec moins de dégoût, puis d’une voix qui tenait de la gouape elle a sorti sa dernière brème. Elle a déclaré de très loin — peut-être depuis le passé :

— Comme tu es ficelé, tu descends. Farida chantera tout ce qu’on veut. Elle ne peut pas se permettre de perdre son emploi. Pour la grosse, on n’aura aucune peine à faire tenir la faute professionnelle grave en ce qui te concerne. Le cabinet du directeur a été sensibilisé à ton cas. De tous les côtés, tu es marron.

Elle a laissé passer un peu de temps, pas beaucoup. Elle a posé une main sur le dossier de Franck. Il ne devait plus y avoir le magnétophone, parce qu’elle m’a dit froidement :

— Je te fais un deal. Un deal correct. Ta peau contre celle de Franck. Ta peau contre sa combine. Correct, non ?

Huit

C’était un deal correct, vachement correct même. Je l’ai fixée entre les deux yeux — les siens comme les miens étaient vides et froids, calmes. Des yeux de professionnel. Elle n’avait rien oublié, Calhoune. Elle m’avait bien habillé, de pied en cap, et ce qu’elle ignorait de moi aurait tenu sur l’envers d’un timbre à deux francs vingt, écrit gros. Elle se comportait avec moi comme moi avec mes voyous. Correct.

Elle avait bien retenu.

J’ai encore fumé toute une cigarette. Elle a regardé mon Zippo, mon blouson, puis ses yeux sont revenus, vaguement maussades, au point de départ, dans les miens. Elle avait toutes les brèmes en main. Elle pouvait la jouer fine ou à l’envers et même emmener le chien au bout — elle aurait pu, d’un strict point de vue professionnel, puisque j’étais marron.