J’ai pris une douche dans le petit cabinet de toilette — froide, chaude puis froide de nouveau —, je me suis étrillé vigoureusement et je me suis rasé avec soin devant la glace du lavabo. J’avais une sale gueule grise à la peau flasque parce que j’avais trop maigri trop vite, des poches sous les yeux et les cheveux gris eux aussi. Mon regard fiévreux pouvait passer pour celui d’un détenu en instance de jugement. Chacun de mes gestes coûtait trop cher par rapport à ce que je pouvais en attendre. À un moment donné, en regardant mes côtes, j’ai pensé à ces grands trains que je voyais stockés en bout de quai gare de Lyon, eux aussi en instance de quelque chose, et qui menaient au soleil là-bas à l’autre bout de la nuit, là où je savais maintenant que je n’irais plus jamais, j’ai bien pensé à tout laisser et à en prendre un au dernier moment, en douce, comme on se sauve. Peut-être que je ne voulais plus me sauver, ou alors je savais que je n’irais plus bien loin. Quand même, c’était tentant. Moll m’avait exécuté et Calhoune avant lui. J’avais fait le guignol trop longtemps. Ça finit par lasser tout le monde, à commencer par soi. Rien qu’un peu de soleil, même triste et froid, avant de fermer… Rien qu’un peu de chaleur, comme j’en avais trouvé entre les jambes de Calhoune quand elle me disait encore qu’elle m’aimait. Elle aussi, à sa façon, elle avait essayé de me sauver. Elle avait compris le plan, à force de travailler avec moi, elle avait fini aussi par s’apercevoir que je ne le voulais pas vraiment. Alors elle était partie. À me souvenir d’elle, je m’étais ramassé une jolie érection. Quand on tombe, on finit par se raccrocher à des riens. La vie se réfugie où elle peut.
J’ai enfilé des vêtements propres, j’ai remis le brêlage compliqué du pistolet avec tout le harnachement. C’était vaguement grotesque, en un sens. Aux archives, je n’en aurais plus besoin. Plus qu’une nuit. Je sentais que ça ne serait pas la bonne. Par moments, j’en savais aussi long que Yellow Dog mais je ne voulais pas le reconnaître. Dans la cuisine, je me suis fait une grande chope de café instantané avec du lait en tube. À part un cafard gros comme l’ongle du pouce dans le bac à légumes, le frigo était vide. Plus très faim, mon pote. Le dos tourné à la fenêtre, j’ai regardé les deux numéros de téléphone sur l’ardoise en plastique. À force, j’ai fini par retenir par cœur celui qui correspondait à l’Eurosignal de Franck. L’autre, je le connaissais déjà d’avant.
Ils n’étaient pas plus utiles l’un que l’autre, et dans mon idée, mais je me trompais, Franck était mort.
Chez Saïd, j’avais une petite ardoise. Rien de bien méchant et il savait que je paierais recta dès que j’aurais mes frais mensuels. Je l’ai aggravée en prenant deux vrais cafés, mais lorsque Saïd m’a proposé de prendre un bourbon, j’ai refusé. Je sais comment ça commence et aussi de quelle manière ça finit, et je ne voulais pas prêter le flanc à la critique dans ce domaine — j’avais déjà trop donné.
Saïd m’a dit :
— Tu as l’air crevé. Tu veux les clés de la villa ?
C’était sur les hauts de Nice, dans une oliveraie.
L’ombre y était douce et fraîche et on aurait pu croire qu’elle avait emprunté au passage sa grisaille bleutée aux feuilles, mais pas le tourment des branches. Je ne connais guère d’arbre plus expressif et tendre que l’olivier, si ce n’est peut-être certaine race de bouleau, infiniment plus mélancolique, à la grâce plus nostalgique, mais tout aussi fragile et impalpable. Il devait faire meilleur là-bas. Il devait faire partout meilleur qu’ici. J’ai encore fumé toute une Camel en buvant mon café, j’ai indiqué doucement non de la tête, comme la cime d’un arbre tremble à un petit vent pensif. Saïd s’est penché sur le comptoir. Il portait une chemisette aux motifs hawaïens assez hideux. Lui aussi avait cet air vieilli et fripé de ceux qui vivent la nuit. Il m’a confié comme un secret :
— Farida est passée. Elle veut te voir. Elle m’a dit de te dire qu’elle allait passer ce soir à l’Usine. Pourquoi tu pars pas avec elle ?
Comme tout le monde, Saïd ne posait pas les bonnes questions. Je ne savais pas que Farida partait. C’était une bonne gagneuse et elle avait un cabriolet Mercedes. Pourquoi serait-elle partie, et où ? Farida n’avait pas de julot, ça je le savais. C’est vrai que j’aurais pu tout péter et partir avec elle si je l’avais aimée. À force de gratter, elle s’était fait une jolie pelote. Nous aurions pris un bar-tabac avec une licence quatre dans le Sud, là où il y a des tuiles romaines et de l’eau claire au canon des fontaines, et pourquoi pas ? Je n’aurais pas été le premier à manger du pain de fesse. Dix fois elle me l’avait proposé et dix fois j’avais refusé. C’est vrai qu’au lit on s’entendait bien et qu’on aurait pu aussi dans la vie de tous les jours. C’était un drôle de canon, Farida, bien mieux encore que Calhoune, beaucoup mieux disposée et d’une honnêteté absolue. Fidèle, aussi. J’étais seulement trop vieux et trop amer pour elle.
Saïd a soupiré comme il le faisait souvent depuis quelque temps en me voyant, il s’est passé la main sur la figure et a absorbé d’un trait tout son baby qui avait l’air d’un adulte bien bâti. Il m’a fixé de ses deux yeux verts fatigués, aux paupières éternellement rougies. J’ai compris que le téléphone arabe avait fonctionné quand il m’a dit sans bouger la face :
— Les types du Groupe criminel sont passés à midi. Le grand Willy m’a raconté que tu t’étais fait virer.
— Correct.
— Ça avait l’air de leur faire plaisir.
— Encore correct.
— Pourquoi tu te barres pas ?
— Pourquoi je me barrerais ?
— Combien de temps il te reste à tirer ?
Il aurait fallu qu’il précise le sens de sa question. Telle quelle, elle ne me plaisait pas. J’ai regardé dehors. Il ne pleuvait plus. Il faisait toujours nuit, mais il ne pleuvait plus. Il y avait encore du vent. Je savais bien ce que Saïd pensait, que c’était plus la peine que je continue à me battre comme je l’avais fait depuis si longtemps, qu’il était temps que je pense un peu à moi. Il ne me voyait pas barbillon. Saïd, à sa manière, m’aimait. Farida aussi. On n’est jamais aussi seul qu’on le pense ni qu’on le voudrait. Je sentais le poids du pistolet dans son étui. Je sentais le vent froid.
Pour ne pas boire, je suis parti très vite, sans répondre.
Pourquoi répondre ?
Dehors, le vent à rebrousse-poil crêpelait avec méchanceté les minces flaques noires bien incapables de se défendre, comme tout ce qui n’a pas d’avenir. C’était un vent court, sec et froid, qui semblait passé sur de la glace. Brusquement, j’ai revu Franck immobile et muet sur mon palier et sans mobile apparent la figure de Calhoune dans son bureau surchauffé. Elle n’avait pas eu l’air si dur et résolu que je m’y attendais. On aurait peut-être pu s’entendre, Franck, elle et moi, même si aucun de nous trois ne cherchait exactement la même chose au fond. Ça nous aurait évité à tous bien du tracas. Il aurait peut-être fallu que je les écoute mieux ou que je sois moins fier, ou encore moins loin de tout et d’eux, que je me sente encore un peu d’envie, mais ces choses ne s’improvisent pas. Et puis, c’est comme au stand de tir, la vie : c’est quand on a tout vidé et qu’on va aux résultats d’un pas d’arpenteur qu’on mesure le gâchis. Je n’en étais pas encore là. Il manquait quelques vacheries. De chez Saïd à l’Usine, je mettais en temps normal en marchant d’un bon pas cinq ou six minutes, j’en ai mis presque le double. À un moment, les nuages se sont déchirés entre les immeubles et la lune a paru nager dans un bleu outremer dur et profond. Elle avait l’air d’un plat d’argent bien bosselé et dangereusement ancien, mais récuré à fond. Les flics n’aiment pas les nuits de pleine lune. Les nuits de pleine lune, on dirait que tous les agités du bocal se passent le mot pour faire des conneries. Des conneries qui emmerdent les flics. Il y a plus d’ivresses et de suicides, plus de férocités. Pour être juste, les flics n’aiment pas les autres nuits non plus. J’ai regardé la lune dériver dans ses écharpes livides avec lesquelles elle semblait jouer quand même, le premier choc passé, de façon plus rêveuse que menaçante, et pour un peu je l’aurais envoyée au bain, bien qu’elle fût d’une beauté à couper le souffle — un beau vieux plat d’argent coupant, un disque sans prix, si parfaitement plein et lumineux qu’il faisait mal jusque dans la mémoire.