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Tout de suite après, j’ai pris le long couloir entre les immeubles qui conduit à l’Usine. Avec le planton, nous nous sommes salués sans mot dire, comme chaque fois, j’ai traversé le hall d’accueil comme un sas de décompression et je suis descendu.

C’était la dernière nuit et il ne restait plus beaucoup de marches.

Bien trop en ce qui me concernait.

En passant devant les cages, j’ai vu Jésus collé à la vitre blindée. Il retenait son pantalon tant bien que mal et avec deux doigts de l’autre main il m’a demandé une cigarette. Je n’avais pas de raison de lui en refuser. J’en ai passé quatre ou cinq sous la porte en fer, la dernière allumée. Il s’est penché en plusieurs fois et quand il s’est relevé, j’ai vu que les types du jour lui en avaient mis plein la gueule. Sans doute que Jésus avait voulu se rebeller. J’ai appris par la suite qu’il m’avait caché des choses dans sa première audition. Il avait oublié de s’allonger sur quelques braquages de plus et il ne m’avait pas raconté qu’il avait agressé une vieille chez elle, pour moins de deux mille balles, et qu’on avait dû l’hospitaliser. Je ne pouvais pas tout savoir. Les flics n’aiment pas les voyous qui tapent aux vieux. Les juges non plus et moi pas davantage. La vieille avait pris des coups, Jésus avait pris des coups, et moi ma migraine était revenue. Peut-être chez moi tenait-elle lieu d’indignation. Jésus est retourné s’asseoir sur son bat-flanc. Je savais qu’il fumerait lentement, avec précaution, en essayant de garder les mégots, en économisant. No future. Moi non plus.

Dans mon bureau, Léon tenait le téléphone. Il ne m’a fallu qu’une seconde pour me rendre compte qu’elle continuait à faire la gueule. Je ne sais pas à qui elle parlait, mais c’était d’une voix basse et neutre, avec des phrases sans portée, tout en se massant les tempes avec les doigts. En raccrochant, elle a poussé les registres dans ma direction en évitant de me regarder. Pour ma part, j’ai observé les branches qui s’agitaient follement dans le patio derrière son dos. Elles semblaient appartenir à de petits êtres griffus et malveillants acharnés à notre perte. Toute la nuit me paraissait malveillante, mais ce n’était que l’effet de la fatigue et de l’amertume accumulées. Aucune nuit n’est jamais malveillante, les hommes le sont déjà bien assez sans elle.

J’ai parcouru le livre d’activité nocturne, puis le registre de garde à vue. Jésus était en prolongation. Il y avait eu une escroquerie à la carte bleue, deux voleurs à la roulotte qu’on avait expédiés avant mon arrivée, une histoire de coups et blessures que Léon avait réglée en rédigeant une main courante et qui resterait sans suite. J’aurais certainement fait de même à sa place. C’était une nuit nulle.

Longtemps, Léon s’est ingéniée avec soin à ne pas m’adresser la parole.

En ce qui me concernait, c’était certainement la meilleure initiative qu’elle pût prendre. Le reste du groupe jouait au tarot dans un bureau contigu. Je ne trouvais rien à y redire. Il ne s’est rien passé jusqu’à zéro heure quarante. À zéro heure quarante, l’Étage des morts m’a annoncé un cambriolage dans un magasin d’électronique. Préjudice évalué provisoirement à deux cent mille francs. Propriétaire sur place, ainsi que les flics en tenue. Léon a pris des clés de voiture et un enquêteur, et elle est partie faire les constatations. Comme c’était un joli casse à l’ancienne et que la plume avait laissé des traces d’effraction exploitables, j’ai fait envoyer l’identité judiciaire. Routine. Par désœuvrement, j’ai joué un moment avec les autres, ni très bien ni très mal, avec l’esprit ailleurs, tout en parvenant à emmener deux fois le petit au bout sur une garde sans le chien.

Quand le téléphone a encore sonné, j’étais en train de ranger les cartes d’un pli qui serait pour moi sans relief, et j’ai pris tout de suite, en regardant machinalement ma montre. Elle marquait alors juste deux heures. J’ai annoncé comme d’habitude :

— Douzième Division. Bonsoir, j’écoute.

Il y a eu un petit cafouillis de déclics complexes sur la ligne, puis aussitôt la voix m’est parvenue aussi claire et distincte que si elle provenait de la pièce d’à côté ou de la planète Mars, et j’ai compris que c’était un appel sur les lignes extérieures. La voix était nette, sèche, le ton pressé et sans détour. Je l’ai reconnue tout de suite, comme elle m’avait reconnue.

La voix a dit :

— Dans une heure chez toi, pays, ou alors porte de la Chapelle.

Puis aussitôt la tonalité qui, elle, provenait nettement du fond d’un tonneau vide abandonné sur la planète Mars. Franck m’avait tout dit. J’ai raccroché à mon tour. Pour ne pas trembler, j’ai serré les mâchoires mais ça n’a pas été très utile. J’ai tremblé de bas en haut comme un arbre qu’on déracine à l’explosif. J’ai quand même joué mon pli et je l’ai perdu. C’était bel et bien le bout de la route. Franck avait fait le coup. Autrement, il n’aurait pas appelé, ou bien il se serait adressé à moi autrement. Je suis retourné dans mon fauteuil, j’ai écouté le crachotement de la radio sur la fréquence de la police judiciaire. Calme plat. Ça ne me rassurait pas.

Rien n’aurait pu me rassurer. J’ai entendu les branches crisser contre la vitre dans mon dos, le vent peser en sifflant entre les joints de la fenêtre là où ils étaient foutus. Ils étaient foutus presque partout. Pour tromper le temps, je suis monté prendre un café. Franck m’avait donné une heure. J’ai pris un café court, sans sucre. Il n’était ni bon ni mauvais, seulement court et brûlant, sans sucre. Peu après, Léon est rentrée de son expédition. Elle s’est bornée à me rendre compte d’un ton plat et formel qui ne pouvait l’engager à rien. Léon était très capable de ce genre d’insolence à l’égard d’un supérieur, quel qu’il fût. Malgré cela, il m’a semblé qu’il y avait de la crainte dans ses yeux d’étain, bien que ce fût difficile à imaginer, de la crainte ou peut-être une sorte de souffrance passablement hideuse. Elle m’a pris le gobelet des doigts sans me toucher et a bu deux gorgées en faisant la grimace. Drôles de destins croisés. Elle m’a rendu le café sans un mot, elle a tourné les talons. Son comportement avait quelque chose de vain et d’un peu forcé. Je l’ai regardée passer les portes battantes. Rudement bien faite, Léon. Sans douceur, du moins je le croyais. Sa douceur, elle la réservait tout entière pour Franck, et on aurait pu en remplir des cargos, mais je ne le savais pas et Franck n’avait plus besoin de douceur depuis bien longtemps. Ce que Léon avait commis pour lui, je n’en avais pas fait le centième. Ce qu’elle réservait encore, je n’en avais pas idée.