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À tout se rappeler, il vient une grande fatigue qui se mélange aux regrets et à une tristesse sans remords, peut-être la seule forme de sagesse qui nous soit accessible. Je suis resté près de la machine à café puisque je savais que Léon était en bas et qu’elle prendrait les communications en cas de besoin — et qu’elle me rendrait compte sans tarder. J’ai fumé, assis dans un des fauteuils de l’entrée, les chevilles croisées. J’ai repris un café court, sans sucre. Je n’attendais pas — je n’attendais plus. Je ne voulais plus entendre parler de rien ni de personne. Je n’étais plus de taille à me mesurer à de vrais bandits. Je ne cherchais plus d’histoires. À personne, pas même à moi. Il se peut que je me sois même assoupi cinq minutes. J’ai entendu la voix du planton, puis le bruit des portes vitrées. Pas de bruits de bottes, donc on ne m’amenait pas de viande. Non, un pas un peu sec, précis, rapide, sur un rythme de fox-trot. Talons aiguilles.

Je suppose que Farida croyait bien faire en venant me voir, en me prévenant. Elle n’avait pas du tout l’air d’une pute et je ne ressemblais pas à un flic. Elle portait un trench ceinturé qui la faisait paraître pressée et des talons bien moins hauts que je le pensais. Elle m’a vu tout de suite en rentrant, là où elle ne s’attendait pas à me trouver, je lui ai lancé une pièce de deux francs qu’elle a saisie au vol et elle s’est tiré un café à la machine, comme chaque fois qu’elle passait. Je n’avais rien à offrir de plus. Elle est venue s’asseoir en face de moi dans un fauteuil. Très belle femme, Farida. Elle avait ramassé sa crinière rousse en catogan et ne portait pas le moindre bijou. Elle n’en avait pas réellement besoin. Dans la rue, certains la prenaient pour un trave tellement elle était grande et bien faite, mais je savais que c’était vraiment une femme et pas un Brésilien. Elle m’a dit :

— Je suis convoquée chez les flics. Tu sais pourquoi ?

— Je sais pourquoi. Carte bleue.

— Qu’est-ce que tu veux que je dise ?

— La vérité.

D’un air inquiet, elle a regardé partout — là où la vérité ne risquait pourtant pas de se trouver. Peut-être commençait-elle à supposer que la vérité ne se trouvait nulle part, ce que bien des flics et des putes savent sans oser se l’avouer. Elle m’a regardé aussi, avec peut-être plus d’attention et de regret que le reste, tout en s’allumant une Dunhill. Elle a murmuré :

— Tu es malade.

J’étais malade. Depuis très longtemps. Ni elle ni moi n’y pouvions grand-chose séparément et même en s’y mettant à deux ça n’aurait rien donné de fameux. C’était elle qui m’avait ramassé à ma sortie de clinique, elle aurait dû admettre que c’en était fini. Elle m’a dit d’un ton de souffrance :

— Je veux pas que tu tombes. Pas à cause de moi. Tu n’as rien fait.

— On tombe pas forcément pour ce qu’on a fait. Des fois, on tombe pour ce qu’on n’a pas fait. Des fois encore, on tombe pour rien.

— Qu’est-ce que tu n’as pas fait, toi ?

Si seulement je l’avais su, ça m’aurait peut-être aidé. Ou alors, je le savais et je ne voulais pas me rappeler. Tout de même, ça n’était pas faute d’avoir cherché. Ma cicatrice au ventre m’a brûlé. J’ai regardé ma montre de manière machinale. Il me restait une demi-heure pour me rendre où serait Franck, peut-être, et j’ai compris que je n’irais pas, parce que cette histoire ne me concernait en rien et que j’avais peur. Une drôle de chose, la peur. Elle m’avait accompagné tout le temps, chaque jour à chaque heure depuis des années, elle remontait par vagues glacées, ma peur. Elle devait se voir comme le nez au milieu de la figure. J’ai juste bougé un peu d’une fesse sur l’autre.

— Tire-toi, Farida.

— Non.

— Sois gentille, tire-toi.

— Non. Je veux pas te laisser comme ça.

— Comme quoi ?

— Malade.

— Je ne suis pas malade.

— Tu es malade.

Je n’avais pas envie de discuter avec elle. Je me suis levé et elle m’a suivi dehors. Elle avait laissé le cabriolet Mercedes en double file devant la Division. Ce genre d’engin vaut au bas mot cinquante unités. En grattant un peu, Calhoune et ses hommes trouveraient bien que c’était moi qui l’avais fait avoir à Farida pour moins de trente briques. Je n’avais pas touché de commission. Je n’étais pas un hareng, mais Calhoune s’en foutait. Il me restait vingt minutes pour rentrer chez moi attendre Franck. Farida m’a pris le poignet. Elle a observé :

— Tu as froid.

— J’ai froid.

— Monte cinq minutes dans la voiture.

Je suis monté. La nuque contre l’appui-tête, j’ai tremblé, les mâchoires soudées. Farida me tenait la main. Au bout d’un petit moment, elle a mis le contact et je ne l’ai pas empêchée de démarrer, comme j’aurais dû. Si on avait mis ce qui me servait de cervelle dans la tête d’un corbeau, il aurait volé à reculons. Les poings dans les poches de blouson, j’ai continué à trembler en dépit de la climatisation, puis peu à peu le froid s’en est allé et j’ai pu allumer une cigarette d’une main. Je savais qu’en bas Léon tenait solidement les commandes du Groupe et qu’elle les tiendrait le temps qu’il faudrait après mon départ. Je ne pouvais pas penser qu’elle partirait avant moi, ni que je me faisais des idées. Farida a roulé doucement, sans but. C’était une souple et belle machine, cette Mercedes. Il n’y faisait pas froid. Elle aurait pu me conduire ailleurs, loin, et peut-être même à bon port, là-bas où le soleil finissait toujours par se lever pour quelqu’un. La pendule de bord a marqué sans bruit trois heures puis trois heures dix. J’ai fait signe à Farida qu’il était temps de me ramener dans mon gourbi, en bas. C’était en bas, ma place, plus pour très longtemps, et c’était un endroit ni très fameux ni très reluisant, mais c’était tout ce qui me restait. Cette dernière promenade, je me souviens qu’elle a été triste comme un fond de bouteille.

En bas, il ne s’était rien produit durant mon absence. Léon m’a laissé le fauteuil et le téléphone. Elle est allée dormir un moment et j’ai fumé cigarette sur cigarette en attendant la suite. La suite et la fin. Elles sont arrivées à une mauvaise heure de la nuit, sur le coup des cinq heures, sous la forme d’une voix qui était celle d’un Mickey Mouse et qui me disait :

— Cadeau pour toi. Devant l’Usine. Cadeau.

On s’était servi d’un petit appareil destiné à déformer le timbre et la diction du correspondant, de manière à le rendre inidentifiable. J’ai raccroché, j’ai pris mon pistolet dans le tiroir et je suis monté.

Devant la Division, bien rangée sur un emplacement réservé à la maison, il y avait la grosse Alfa de Franck. Le capot-moteur n’avait pas eu le temps de refroidir. Franck non plus, dans le coffre.

Dix

C’était comme sur la grande roue du jardin des Tuileries : on monte, on monte, on finit par presque tout voir de l’horizon que déjà on est happé en bas et qu’il faut redescendre. C’est sûr qu’on voudrait que ça s’arrête pour pouvoir rester un petit moment suspendu en haut, les épaules levées comme celles d’un griffon agrippé à la barre, à attraper dans sa gueule des morceaux de nuage, des souvenirs, des riens qui aident un tant soit peu à tenir, des petites choses admissibles sur soi-même et sur autrui, mais non, c’est déjà parti à redescendre dans l’odeur des frites et du pop-corn et les claquements de carabines. Il faudrait un courage infini pour recommencer encore une fois tout ce cirque, pour remonter. Je n’en avais plus assez, de courage. Je tenais le couvercle de la malle ouvert. De l’autre main, j’ai fouillé partout avec la lumière de ma torche sans toucher à rien. Sans le moindre doute, la mort de Franck était effective et constante, comme l’écrivent les légistes dans leurs rapports. Il ne portait plus que sa chemise, son pantalon de complet et une chaussure sur deux. Il était en aussi mauvais état que ses vêtements et donnait l’impression d’avoir été ramassé de plein fouet par un camion, mais un camion met moins de sadisme et de minutie à vous esquinter. Du sang frais lui empesait le bas de la figure et pour ce que j’en voyais, je lui trouvais la gueule de travers. Il avait les yeux grands ouverts. C’est plus souvent qu’on le croit que les morts restent à regarder ce qui a cessé de les concerner. Je lui ai touché le poignet. Pas de rigidité. Il était encore souple et chaud.