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J’ai pensé à une solution, tellement j’étais fatigué et rebuté par ce qui allait suivre, une solution lâche et sans gloire. Personne d’autre que moi n’avait pu capter l’appel du Mickey, du moins le pensais-je. Je pouvais me débarrasser de l’enfant : il suffisait pour cela que je referme le coffre, que je m’installe au volant et que je démarre. On avait laissé les clés sur le neiman. Il suffisait de passer la Seine et d’abandonner la voiture quelque part, dans un endroit tranquille dont la ville ne manque pas, sur le ressort d’une autre Division, là où on ne la trouverait pas avant le jour. La rue était vide, de même que la place à côté et les suivantes. Peut-être la ville entière était-elle déserte et inhabitée, dans ces petites heures qui n’appartiennent à personne en particulier, pas plus au jour qu’à la nuit, et font comme un lit immobile et profond à nos mémoires inquiètes. Je le reconnais, j’y ai pensé, à me débarrasser de toute cette merde, seulement le cadeau m’était destiné en propre et j’étais encore flic. Même moi, je ne pouvais pas être lâche au point de botter en touche un meurtre indiscutable. Bien sûr que j’allais être emmerdé et qu’il me faudrait donner des explications qui ne plairaient à personne — et surtout pas à moi. J’étais arrivé au bout de la route et de mes conneries. J’ai refermé la malle, j’ai allumé une Camel.

Dans un instant, Franck serait livré aux enquêteurs. Je voyais d’ici le foutoir, les lumières et les flashs des types de l’identité judiciaire, les allées et venues de voitures, et tous ces gens rameutés, le patron de permanence sur le secteur, le magistrat de service, les collègues du Groupe criminel de la Division et peut-être ceux du 36, quai des Orfèvres, je les voyais grouiller comme des cafards sur du pain de mie moisi dans le trafic radio. Je pressentais les questions. Beaucoup de questions.

J’ai fumé ma cigarette de bout en bout, puis je l’ai écrasée sous le talon et je suis retourné téléphoner. J’ai avisé l’Étage des morts et dans les cinq minutes qui ont suivi, Mauser, qui était le substitut de permanence au parquet, m’a rappelé. J’ai servi une nouvelle fois mon boniment. Pendant ce temps, Léon est rentrée dans le bureau, puis elle est ressortie et revenue.

Mauser me disait :

— Un appel anonyme. Mâle ou femelle ?

— Aucune idée.

— Oui. Mort depuis combien de temps ?

— Une heure ou deux.

— Qu’est-ce qui vous rend si précis ?

— À deux heures, il était encore vivant. Il m’a appelé.

— Pourquoi ?

— Pour me donner rendez-vous.

— Vous y êtes allé.

— Non.

— Pourquoi ?

Je connaissais Mauser depuis six ou sept ans. Je l’avais vu arriver bleu-bite de sa faculté de droit, avec moins de certitudes que d’autres, des idées moins préfabriquées que certains de ses confrères sur le bien et le mal et beaucoup moins d’illusions sur son utilité sociale. Je l’avais soupçonné d’emblée d’honnêteté et tout ce qu’il avait décidé quand je dirigeais mon Unité de recherche était allé dans ce sens. Je ne pouvais pas mieux tomber qu’avec lui, je ne pouvais pas tout lui dire non plus. Je ne voulais pas couler Franck, même dans son état. Peut-être voulais-je aussi me ménager un peu, qui sait ? Léon m’observait. Je ne lui avais pas prêté attention. J’avais trop tendance à la considérer comme mon ombre. Ses yeux étaient secs et vides et sa face livide. Mauser m’a dit :

— J’arrive.

Nous avons raccroché ensemble. Léon est allée à la fenêtre. Je ne pouvais pas deviner à quel point elle souffrait. Je lui avais dit d’aller faire garder la voiture. Elle avait obéi. En ouvrant le coffre, elle avait ramassé le même coup de pied dans le ventre que moi, pour des raisons un peu différentes mais tout aussi valables que les miennes, et depuis elle se déplaçait à la façon d’un zombie avec ses grandes mains sans vie qui lui pendaient à mi-cuisses, ouvertes et inemployées comme tout ce qui n’appartient plus à personne. Sans tourner le dos, elle m’a demandé :

— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

— Affaire privée, Léon.

— Il est mort.

— Complètement.

Moll a surgi alors que je ne l’attendais pas, avec dans son sillage le patron adjoint de la Division. Ils avaient l’air aussi mécontent l’un que l’autre, Moll caparaçonné dans sa morgue habituelle, l’autre plein de la dignité ombrageuse qui lui donnait l’air d’un sénateur romain de l’époque décadente, tous deux bien emmerdés. Vauthier, l’adjoint, m’a jeté comme à un chien :

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

J’ai retroussé les babines et Léon s’est retournée d’un bloc. Sa grimace a été féroce, presque autant que la mienne. J’ai dit :

— Je n’aime pas le terme de bordel.

Vauthier m’a fixé d’un air qui se voulait terrible sans parvenir tout à fait à cacher son inquiétude. Il lui fallait garder la face. Il a dit lentement :

— Je me fous de ce que vous aimez ou pas. Pour moi, vous êtes un rigolo et un branleur. Je repose la question…

— Appel téléphonique reçu à cinq heures.

— Vous êtes monté et Novae était dans le coffre de sa voiture.

— Correct.

— Vous avez carillonné partout.

— Correct.

— Quoi d’autre ?

— Rien d’autre.

Vauthier m’a laissé allumer une cigarette. Il m’a regardé droit dans les yeux, puis Léon. Peut-être en avait-il fini avec la phase d’intimidation, peut-être l’inquiétude se dissipait-elle un peu dans son esprit. Il m’a demandé d’un ton de calcul :

— Vous connaissiez Novae depuis combien de temps ?

— Trente ans.

— Vous l’aviez revu, ces derniers temps ?

— Oui. Une fois.

Léon aussi a allumé une cigarette. Moll se taisait, appuyé de la nuque à l’armoire métallique, mais il ne perdait rien de ce qui se passait dans la pièce. Peut-être voyait-il beaucoup plus juste que moi, surtout en ce qui concernait Léon. Lui aussi calculait les retombées. Vauthier a pris une cigarette dans mon paquet et il se l’est allumée sans que je bouge. Il avait été flic, et un bon flic, avant de passer commissaire. Il ne m’aimait pas pour des raisons qui lui étaient propres, je ne m’aimais pas non plus, à ce point de vue nous étions quittes. Il n’aimait pas l’homme, mais il savait reconnaître un autre bon flic lorsqu’il en rencontrait un. Il m’a prévenu avec bon sens :

— Ne me cachez rien.

J’ai remué les épaules. Tout était bien en place à présent. Il me revenait à procéder aux constatations sur la voiture et le corps, à examiner Franck avant de l’envoyer à l’institut médico-légal pour autopsie, à appréhender ses effets et tous objets utiles à l’enquête. Pour cela, je devais attendre que l’identité judiciaire soit passée. Rendre compte à Mauser. Vauthier s’est tourné vers Moll et ils se sont consultés du regard sans mot dire, puis Moll s’est secoué avec une grimace sceptique. Il m’a indiqué qu’il voulait me voir à part et je l’ai suivi dans le bureau voisin. Il a fermé la porte derrière nous. Lui aussi avait connu Franck. Il avait servi sous ses ordres lorsque Franck dirigeait un groupe à la Douze et Franck lui avait presque tout appris. Moll a regardé ma cigarette avec ressentiment. Il est allé lui aussi jusqu’à la fenêtre devant laquelle il s’est planté les mains dans le dos, il a contemplé le patio une bonne minute, puis il a regretté :