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Je me rappelle qu’il avait cessé de pleuvoir et que plusieurs grandes fenêtres étaient ouvertes, sans que cela changeât rien à l’odeur. Les couloirs étaient encombrés de civières, sans qu’il y en eût trop. Les contes de la mort ordinaire. Il y avait une vieille très jaune sur la droite, les mains sur le bas-ventre, et dans sa bouche ouverte comme un trou de falaise, on voyait encore le dentier mal mis. Il y avait un homme sans âge au ventre gonflé et dont les membres inférieurs étaient calcinés jusqu’aux genoux. Il y avait aussi, je m’en souviens bien, rangé un peu à l’écart, peut-être pour la bonne bouche, un jeune homme en habit de noces, vêtu de pied en cap alors que les autres étaient nus, avec même des bottines et des guêtres, et autour de la tête une ou deux fleurs blanches qui commençaient à faner. J’aurais dû m’enquérir de ce qu’il boutiquait là, lui aussi, ne serait-ce que pour calmer mon tourment.

Je suis rentré dans une salle, qui n’était pas la bonne. La fille sur la table avait déjà été préparée. Elle ne regardait rien. Plus rien. Elle était grêle, les seins flasques, et une maigre toison en haut du ventre lui donnait l’air pauvre et abandonné. Elle était de la couleur de la choucroute froide. Le jeune de l’I.J. me suivait comme un petit chien qui redoute les coups de pied en vache. Il n’avait rien à craindre de moi, pourtant, et pas davantage des autres. À ma montre, il était onze heures dix. Si j’avais eu un semblant de raison, j’aurais été dans mon lit. Je sais que je n’y aurais pas trouvé le sommeil. J’ai manqué m’énerver, parce que le légiste était en retard et que je ne parvenais pas à mettre la main sur Franck. Les légistes ne sont jamais à l’heure. Franck était dans la première salle de droite où une coursive à mi-hauteur, à laquelle on accède par une échelle en fer, sert à prendre les vues d’ensemble du corps. Comme tous ses pareils, il portait une plaque d’identité à la cheville gauche, avec son numéro d’ordre, sa taille et son poids. J’ai tout relevé au dictaphone, pendant que le jeune remplissait son Nikon-moteur. Pour un type de son âge, il se débrouillait bien. Il a gravi l’échelle et son flash a troué la lumière du jour avec une froideur terrifiante.

Un assistant que je ne connaissais pas m’a aidé à tourner le corps sur le flanc, puis sur le dos et enfin sur l’autre flanc. Il portait un tablier en caoutchouc et fumait une Gitane maïs qu’il rallumait sans cesse. Il n’avait pas d’âge et si je le rencontrais aujourd’hui dans la rue, je ne le reconnaîtrais pas — pas plus qu’il ne me reconnaîtrait. Il m’a annoncé que Carmona était en retard, ce que je savais déjà. Lorsqu’on a eu fini les photos, il a emmené un chariot sur lequel il a transféré Franck sans effort apparent et nous l’avons suivi dans la salle où il y avait déjà la fille. L’homme a observé qu’on ne risquait pas de la déranger et il s’est mis à son affaire, pour avancer Carmona. Il a glissé une cale en bois sous la nuque de Franck et il a commencé à l’inciser un peu partout, d’une lame très aiguisée qui faisait le bruit de couper dans de la soie, longitudinalement. J’ai allumé une Camel et le garçon de l’identité judiciaire est sorti une seconde, je n’ai eu ni la force ni l’intelligence d’en faire autant, et presque tout de suite, Carmona est entré. Nous nous sommes serré la main, comme chaque fois que nous nous rencontrions, en vitesse, sans un mot. À lui non plus, je ne pouvais pas donner d’âge et je n’ai jamais su ce qu’il pensait de ce qu’il était en train de fabriquer. Peut-être me l’aurait-il dit, si je le lui avais demandé, depuis le temps. Ensuite, il a parcouru ma commission rogatoire de bout en bout, puis il me l’a rendue et il est allé se laver les mains au savon de Marseille au petit lavabo qui se trouve sur la gauche. Il s’est mis à prendre toute une série de clichés au Polaroid et il les a regardées apparaître l’une après l’autre en les classant avec soin, pendant que je donnais mes instructions au jeune. C’est le problème quand on n’a jamais travaillé avec quelqu’un, il faut en dire un peu plus sur ce qu’on veut. J’avais presque oublié qu’il s’agissait de Franck, ou c’était ma façon de me défendre. Je voulais des gros plans de tout.

— Gros plans ou plans rapprochés ?

— Gros plans.

Personne n’aime, mais c’était son boulot. Je voulais toute l’histoire, d’un bout à l’autre, et c’était celle d’une agonie dont je ne voulais rien ignorer, une agonie que je prenais à mon compte personnel pour ainsi dire. À l’Usine, j’avais toujours passé pour un pinailleur, un maniaque et un caractériel — je m’en foutais. Blessures au flanc, blessures aux bras et à la face, je voulais tout, la mâchoire démantibulée et les trous dans le crâne, je voulais tout. Les doigts éclatés, tout. Le jeune a œuvré, même si c’était pas un job pour un jeune type sportif et sain, et aussi plein de vitalité que lui. Carmona l’a regardé faire sans trahir d’impatience ou d’irritation, sans se permettre la plus petite remarque. Lui aussi connaissait ma minutie et il ne la désapprouvait pas. Lui et moi savions qu’on cherchait des histoires là où il n’y en avait plus, c’est ce qui nous rendait plus indulgents et accessibles au doute que d’autres, plus usés également. Carmona et moi, on l’a regardé se contorsionner avec le Nikon dans la figure pour prendre ses angles, on a écouté le bruit du moteur et supporté avec autant d’impassibilité apparente que Franck les éclairs de flash. Je me suis rappelé qu’à mes débuts au 36, on se servait d’ampoules qu’il fallait changer chaque fois et que les moteurs étaient inconnus, de même que les zooms optiques. C’est peut-être à cause de cela que les choses avaient l’air un tout petit moins glacé et inhumain. Quand la photo a été finie, Carmona a ouvert.

Même si je le voulais, maintenant, je ne me rappellerais pas tout. Je risquerais de baver d’une autopsie sur l’autre et il y en a eu tellement. Ce sont des cérémonies que je n’ai jamais aimées, car elles sont la plupart du temps vaines et décevantes comme seuls savent l’être le démontage d’une arme à feu et la gymnastique, le tir à sec et les parties carrées — tout ce qui est bidon et dont on connaît d’avance le résultat. On le fait quand même pour tout un tas de raisons. On reste toujours entre deux, finalement bien couillon à regarder un peu de sang dilué qui s’en va, à se demander pourquoi… Je me rappelle le ciel incolore, qui pouvait aussi bien être celui du soir que de midi, les grandes vitres de collège qui caractérisent tous les édifices publics qui ont échappé dans leur disgrâce à la froide folie du béton et de l’aluminium brossé, je me rappelle l’odeur de mort, pas si inconfortable que cela après tout, qui me collait au palais… Je me rappelle Franck disponible à présent, les yeux au ciel comme un de ces Jean-Sébastien de Mantegna dont on a perdu la facture, placide en quelque sorte, très ouvert. Je me rappelle Franck éviscéré, vain et vide, le sexe sombre et inerte reposant sur la cuisse droite, ainsi que les paquets de sang violet dans son ventre qui avaient révélé une forte et longue hémorragie interne, provoquée par les deux petites balles de calibre .22 bosquette qui n’avaient pas eu la force de traverser, que Carmona avait retrouvées sans grand mal et qu’il m’avait remises, comme il se devait. On aurait dit deux projectiles de jouet d’enfant. Je devais avoir, en les regardant dans ma paume, un air d’abruti parfait. Je ne connaissais personne d’assez idiot pour se servir de ce genre de camelote qu’on utilise d’habitude au stand dans l’espoir chimérique de gagner une bouteille de mauvais mousseux avec une carabine réglée pour tirer dans les coins.