— Ça va, toi ?
Elle a répondu avec douceur et gentillesse. Elle avait pourtant laissé tomber son boulot pour venir. Au fond, elle m’aimait beaucoup, Farida. Plus que bien d’autres et plus que je m’aimais moi-même. Beaucoup de noblesse, Farida. Elle avait des jambes longues qui paraissaient prendre sous les bras, des attaches graciles. Beaucoup de tendresse et d’amabilité. À partir de deux grammes, j’avais tendance à trouver bien des femmes aimables, même les moins convenables. Elle a roulé doucement et longtemps en s’arrêtant de temps à autre pour que je rende. Ce que j’ai surtout dégueulé, à part de la bile et de l’alcool, c’est Vauthier, Moll et sa clique, et Calhoune aussi, tout ce qu’il y avait de triste et de mauvais en moi — et Franck, tous les faux-semblants et les histoires en plâtre, toutes les conneries, toutes ces saletés qui m’empêchaient de vivre et même, certaines, de mourir.
Cette nuit-là, quand je me suis réveillé, c’était comme si je me retrouvais sur la case départ, la gueule dans le sac, mais sur la case départ, avec à côté une fille trop vivante et trop bien pour moi, qui était d’accord quand même pour s’encombrer d’un baltringue dans mon genre, sans plus d’avenir que l’hymne républicain, sans plus de vrai avenir que lui maintenant que même les promoteurs immobiliers et les publicistes se disaient démocrates. Elle m’a emmené partout où je voulais, sur le périphérique et place des Ternes, nous avons fait un tour au bois de Boulogne comme les ploucs et j’ai un peu discuté avec des traves que j’avais connus aux Mœurs. Je lui ai montré le petit commissariat du treizième où j’avais commencé jeune O.P.A, puis nous sommes remontés sur Pigalle. Yvonne nous a offert le champagne, du vrai champagne, comme au temps des hommes — des vrais hommes. J’avais bien connu Eddy-Vite-Fait et Lucien Le Bègue, et tous deux étaient morts, Eddy truffé de balles de .45 à l’Estaque et Lucien dans son lit, bêtement, d’un crabe qui l’avait mangé de partout en rien de temps, j’avais connu le Petit Paul qui venait du Touquet et n’aimait rien tant que les gailles, je l’avais stoppé deux fois — les deux fois aux courtines, tous des anciens à Yvonne auxquels elle avait survécu sans le faire exprès, tous des braqueurs et des casseurs, des voyous qui ne valaient guère plus cher que ceux de maintenant et n’avaient pas beaucoup plus de parole, mais qui dataient pour la plupart de l’époque des 15 CV, et de l’Occupation, puis des gros V8, des Vedettes et du trafic des blondes. Une autre époque. Yvonne m’a parlé des tapis où on flambait jusqu’au matin, et pas pour des haricots, je me suis rappelé les cercles où régnait encore en douce Monsieur Jo, les académies de billard. Je me suis souvenu de Mona, la grande Mona qu’on appelait Ficelle, et qui ne l’avait pas été tant que ça puisqu’elle avait fini sous les roues d’une voiture sur le cours de Vincennes — résultat d’un différend commercial aggravé d’une querelle de territoire. Le type lui était passé dessus à trois reprises, tranquillement, puis il était reparti comme il était venu par la place de la Nation et nul ne l’avait jamais retrouvé. Farida écoutait sans rien dire, en me tenant la main sur ses genoux serrés. Elle était trop jeune pour avoir connu tout ça. Ce qu’elle avait connu n’était pas mieux.
Yvonne s’est penchée en arrière, elle a allumé un petit cigare et m’a regardé droit dans les yeux à travers la fumée. Elle était maquillée comme une voiture volée, mais son regard couleur de jade était froid et attentif. Dans sa face peinte et anguleuse, il ne restait plus que lui de réellement vivant. Elle m’a demandé :
— Dis-moi ce qui est arrivé à Franck.
— Il est mort.
— Calibré ?
— Entre autres.
— Il venait de temps à autre. Il se mettait au bar, au bout.
— Il buvait un coup…
— Pas toujours. Il avait trouvé une fille, une gentille môme qui venait de Gagny. Une toute petite gosse de quatre sous… Il l’attendait des heures, ici ou dans sa voiture.
— Qu’est-ce qui n’a pas marché ?
Yvonne a fait une grimace, puis le geste de se shooter à la saignée du bras. Elle a eu l’air brusquement très vieille et très amère, elle a ajouté sans cesser de me regarder droit dans les yeux :
— La pompe, mon grand.
— Franck savait ?
— Il savait. Il l’avait envoyée voir Olivenstein. Ça a tenu autant que les beaux jours, c’est-à-dire pas longtemps. Patou, on l’appelait. Me demande pas Patou comment, j’en sais rien. Elle a replongé. Franck était comme fou. Il lui mettait sur la gueule, mais ça n’y changeait rien. Il aurait dû la laisser. Il était bel homme, Franck, il avait un succès fou avec les jeunesses. Les filles, ici, l’appelaient Monsieur le Comte et pas pour se moquer de sa figure, je te prie de le croire. Il aurait emmené ce qu’il voulait, mais c’était elle qu’il voulait. Patou.
— Où elle est, maintenant ?
Yvonne a ri à la manière d’une vieille coquette, mais sans trace de joie dans ses yeux fixes, sans gaieté, sans paraître s’amuser d’elle, de Franck ou de nous, mais sans dureté non plus. Elle avait levé une main maigre criblée de taches hépatiques comme en ont les vieux, elle a examiné ses doigts et le petit cigare qui fumait entre le pouce et l’index, et elle m’a prévenu :
— Pas la peine de chercher, grand. Elle est passée au crématorium du Père-Latrappe il y a de ça un an, presque jour pour jour. Il n’y avait pas grand monde pour suivre le sapin, rien que Franck, moi et une autre femme qui était venue avec lui.
Elle a observé la fumée monter presque droite jusqu’au plafond qui n’était qu’à un mètre au-dessus de nos têtes. Il n’y avait pas beaucoup de mouvement dans la petite pièce qui lui servait de bureau, presque pas de bruit non plus, rien que quelques tristes relents de slows lents et plats comme des trottoirs. Elle a remué un peu la tête, Yvonne, comme un âne triste.
— Overdose. Je ne me souviens pas que Franck soit repassé depuis.
— Qui sait qui vendait la came à la fille ?
Yvonne m’a scruté de loin, avec un peu d’étonnement.
— Tu veux dire, qui c’est qui vendait la came à Franck ? Elle avait jamais de thune. C’est Frank qui l’achetait pour elle.
— À qui ?
— À une pourriture qui se fait appeler Ali-Baba Mike. Une ordure qui se dit batteur de jazz.
— Qui est batteur de jazz.
— Une saleté.
On peut être batteur de jazz et une saleté en même temps. On peut être guitariste et une saleté, tout comme on peut être flic, garagiste ou pute et être une saleté aussi. Ali-Baba Mike. Je n’ai pas fini mon verre. Farida et moi sommes sortis sans qu’Yvonne bouge de son fauteuil, nous avons traversé la petite boîte toute en longueur — le Bali Bar — sans susciter l’attention des consommateurs et des filles, ni celle de la grande gouine en cuir qui tenait le bar, et nous nous sommes retrouvés sur le trottoir dans la pluie qui avait repris. Nous avons remonté la rue Fontaine sans un mot. Farida me tenait le bras. Elle semblait considérer cela comme un fait entendu. Tout ce temps et ce fric qu’elle perdait avec moi ! Je n’étais plus très rond, mais pas encore bien clair. Il était temps de rentrer. Nous sommes rentrés. Elle a rangé son cabriolet en bas de chez moi et branché l’alarme, puis nous sommes montés. À mi-chemin j’étais déjà très amoureux, elle aussi. L’alcool et les deuils me rendent toujours très amoureux, c’est pourquoi j’avais cessé de boire et que je me tenais rangé des cimetières depuis quelque temps. Yellow Dog était occupé à ses affaires de toits et de nuit, aussi avons-nous eu tout le lit pour nous tout seuls. Le temps que je m’attaque à mes vêtements et que j’allume une bougie, Farida avait tout enlevé et s’était glissée sous la couette. Lorsque je me suis étendu près d’elle, j’ai senti qu’elle tremblait et qu’elle avait froid. Les choses auraient pu être infiniment plus tristes. Quand je l’ai prise, Farida m’a supplié :