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— Je t’en prie, tiens-toi tranquille.

Elle ne pensait pas à ce qui était en train de se passer, elle faisait allusion à tout le reste, à tout ce qui était arrivé depuis des mois et des mois, à tout ce que j’avais descendu pour pas grand-chose, puis je lui ai vu une grimace avide qui ne parvenait pas à l’enlaidir et elle a commencé à me griffer les épaules et les flancs en remuant le bassin en tous sens. J’ai compris qu’elle avait raison et moi tort, qu’il valait mieux que je me tienne tranquille, que je n’étais pas à plaindre, puisque nous nous entendions si bien au fond, l’un dans l’autre.

Vers le matin, je me suis endormi en la tenant dans mes bras comme Yellow Dog lorsqu’il était bébé. Elle m’avait promis de s’arrêter, de rester avec moi tout le temps que je voudrais, que c’était fini, tout le reste de ma vie, si je voulais. Paroles de blues, paroles de femmes… J’avais promis… Parole de flic. J’avais promis de laisser béton. Faut jamais croire un flic. Moi-même, je ne me croyais. Elle était blottie comme une enfant qui a peur. Elle avait raison d’avoir peur.

Douze

La scène se passait dans un grand jardin que j’avais connu mais qui se trouvait maintenant en friche. Il pleuvait sur les cosmos et les dahlias, sur la surface grise du bassin ovale en contrebas, plus loin entre les troncs nus des érables, et dont la pierre à fleur de sol datait du XIIIe siècle, sur les châssis aux vitres brisées et les anciennes serres — de même que sur la longue chevelure lisse de la femme immobile. La pluie faisait une sorte de suaire au jardin et à la maison. La femme souriait pourtant d’un air indolent et sa grande main froide cueillait avec grâce des fleurs de camomille. Tout se passait sans bruit, sans hâte, avec en même temps de la tristesse mais aussi une joie tranquille, de la gravité et beaucoup de froid. Cette femme, je ne l’avais jamais rencontrée de mon vivant, pas plus dans ce jardin qu’ailleurs. Elle habitait seulement mes rêves lorsque je n’étais pas bien foutu et que je me découvrais.

Ou qu’on me découvrait.

La lumière m’aveuglait. C’était la clarté crue d’une torche électrique comme la mienne, seulement l’homme avait choisi la taille au-dessus qui est prévue pour s’éclairer, mais sert aussi de matraque, et il me la braquait en pleine figure, presque à bout touchant. L’autre lascar avait arraché la couette et il voyait assez pour s’intéresser aux fesses de Farida. J’ai tendu le bras et allumé la lampe de chevet. Deux hommes dans la trentaine, bien mis, en manteau et complet. Celui qui tenait la torche s’est reculé et a éteint, mais il l’a gardée à la main. L’autre n’en finissait pas de contempler ce que Farida ne songeait guère à cacher dans son sommeil, aussi lui ai-je arraché la couette des doigts tout en me levant et je l’ai remise sur le lit. Lampe-Torche a fait signe à son comparse, lequel m’a lancé chaque vêtement l’un après l’autre après l’avoir palpé. Mon Oméga disait qu’il était dix-huit heures et ma tête que j’avais trop picolé. Rien de tout cela n’était fait pour me plaire. Les deux durs, eux, ne disaient rien. Ça ne me plaisait pas non plus. Ils n’avaient pas l’air d’être des flics même s’ils se comportaient à leur façon. Le Voyeur m’a lancé une botte après l’autre, en me laissant bien le temps d’enfiler la première avant de m’expédier la seconde, et non sans les avoir retournées chacune en tout sens. Joli boulot, tout de même. Farida n’avait pas bougé de place et nous avons quitté la pièce sans bruit. Dans le petit living, j’ai allumé une cigarette et je me suis adressé à Lampe-Torche tout seul :

— À quoi on joue, ami ?

— À pas poser de questions, ami. Vous avez un blouson ? Une veste ?

— Blouson, dans l’entrée.

Le Voyeur l’a pris au passage, il a palpé le vêtement sous toutes ses coutures et me l’a tendu avec beaucoup de naturel, sans brutalité inutile. Je l’ai enfilé et nous sommes sortis à la queue-leu-leu, le Voyeur devant et Lampe-Torche sur mes talons. Du cool, du calme, du bien huilé. En descendant, le froid m’a pris. Pas des flics, des hommes jeunes et grands, tous deux de ma taille — incomparablement mieux nourris et entraînés. Le Voyeur portait une eau de toilette pour homme à la mode que j’avais tendance à trouver un peu vulgaire, l’autre tenait toujours sa grosse maglite comme une massue, c’était tout ce que j’avais à leur reprocher. J’étais en train de me faire ramasser. J’ai pensé au pistolet de service que j’avais laissé au coffre à l’Usine, à mon Colt dans sa cache à côté de la cheminée. Il n’était plus temps de regretter. Pas assez vigilant, mon pote, aurait ricané Léon. Je me suis rappelé comment on avait traité Franck avant de l’achever, mais personne ne m’a passé de menottes ou ne m’a rudoyé. J’avais la langue en plâtre et les genoux fragiles. En sortant sur le trottoir, Lampe-Torche m’a soutenu en me prenant par le bras droit. Je n’en avais pas réellement besoin, il m’a pourtant conduit ainsi jusqu’à une limousine rangée en double file, le warning allumé. J’ai regardé la rue pendant qu’on m’enfournait, la rue et les passants. Le Voyeur a pris le volant et Lampe-Torche s’est assis à côté de moi sur la banquette. Il m’a montré le cendrier sur la colonne de transmission mais il a gardé la torche en travers des cuisses pendant tout le trajet. La nuit était tombée. Il pleuvait toujours. Quelqu’un m’avait volé toute une journée de ma vie, alors que c’était peut-être la dernière. Le Voyeur ne conduisait ni vite ni lentement en hésitant comme quand on roule à l’étranger. Pas beaucoup plus de la trentaine, type européen, cheveux châtain foncé coupés court, mains carrées aux doigts courts et trapus, aux phalanges bosselées. Karaté, boxe thaï et full-contact. Lampe-Torche faisait moins rustique, plus réfléchi. Je n’avais pas aimé l’expression de ses yeux dans le living. Ils étaient d’un gris presque laiteux, larges et vides, les yeux d’un homme assez patient pour vous casser chaque os long, vous démantibuler chaque articulation, même celles qui se ressoudent le plus mal, sans la plus petite trace de passion ou d’intérêt, sans haine, sans rien. Deux ou trois fois au cours de ma vie, j’avais rencontré ce genre d’individu et aucun ne m’avait jamais plu. Le dernier en date avait commandé les Forces spéciales au Viêt-Nam avant de tout lâcher et de prendre un poste de conseiller technique. Quand je l’avais rencontré, il dirigeait à Paris une société de gardiennage et de surveillance et il s’était mis dans l’idée de m’embaucher. Comme conseiller technique.

Drôle de chose, la vie.

C’était le soir. Il y avait des passants. Des passants et des passantes que je voyais à peine à travers les vitres teintées et qui ne devaient pas me voir beaucoup plus. J’aurais aimé que tout s’arrête une seconde, parce que ma migraine était revenue. Nous sommes passés rue de Rivoli, puis le Voyeur a coupé à travers la place de la Concorde, à l’allure et avec la tranquillité d’un défilé militaire. Les choses se sont aggravées à la moitié des Champs, et dix fois j’aurais pu descendre à la faveur des embouteillages, mais j’étais trop vieux pour ces guignoleries, et puis ils m’auraient retrouvé, ou ils auraient retrouvé Farida, il y avait peut-être un verrouillage central des portières et enfin il y avait la torche-matraque et les yeux laiteux qui affectaient de ne se porter sur rien de particulier sans rien perdre de chacun de mes gestes. J’avais promis à Farida de me tenir tranquille, je me suis tenu tranquille. J’avais survécu aux huissiers et à Calhoune, aux nuits de veille et à ma propre fatigue, au fisc et aux Camel, je n’avais rien à me reprocher, je suis resté peinard.