— Life is just a joke. Mon frère.
Il m’a fixé sans courroux. C’était un homme complexe et rigoureux. Il a observé qu’il ne pouvait pas laisser certaines choses, que c’était pour lui une question de crédibilité et qu’il ne pouvait permettre qu’on entame le capital de confiance que ses partenaires plaçaient en lui. Dans son jeune temps, Hadj avait fréquenté la Sorbonne, puis il était rentré dans son pays enseigner la littérature comparée, et un jour lui aussi avait découvert que les hommes n’étaient pas bons — et il avait changé. Je me rappelais Hadj sur son Vespa. Hadj, Franck et moi. Quartier Latin. L’espace de quelques mois, en écoutant Luter et Duke Ellington sur nos Teppaz, en discutaillant des fois des nuits entières, nous nous étions crus malins. Hadj était tiers-mondiste, Franck et moi n’avions aucune opinion préconçue sur la question. L’opinion, elle nous est venue après, dans le djebel, comme on disait alors, à casser du fell. C’est dans les combats douteux qu’on apprend le plus de choses, dommage qu’elles n’avancent à rien. Hadj avait gardé de son temps de Sorbonne le goût d’un français presque précieux, d’une langue à la fois paisible et juste, quoique un peu désuète, qui est souvent la marque des francophones de goût et non pas d’habitude. Il ne fallait pas le laisser s’emballer.
J’ai fini mon verre et j’ai un peu grogné :
— Foutaises, Hadj. Il ne viendrait à l’idée de personne de s’asseoir sur cinq ou six cents briques. Tes types n’ont rien retrouvé ?
— Ils n’ont pas cherché.
— Entendu. Il y avait bien une voiture pour couvrir l’opération.
— Il n’y avait pas une voiture, mais deux hommes à moto. Par moments ils suivaient derrière et par moments devant, mais de toutes les façons, ils contrôlaient les sorties d’autoroute.
Bonne idée, la moto. Je voyais volontiers un gros cube avec deux hommes dessus. Une moto attire moins l’attention et passe mieux partout.
— Armés ?
— Oui, a reconnu Hadj. Chacun des deux était doté d’une mini-Uzi.
— Correct. Ils n’ont rien vu ?
— Ils ont vu Ali-Baba Mike monter dans la BMW au point de rendez-vous et la voiture s’engager sur l’autoroute. Ils ont pris derrière, puis devant. À un moment, ils ont attendu sur un parking comme de coutume. La BMW n’est jamais passée. Ils sont revenus au lieu de rendez-vous. Il y avait déjà la gendarmerie sur place. Ali-Baba Mike avait été étranglé dans les toilettes avec un lacet de cuir comme en utilisent les commandos. On lui avait volé son blouson orange, ses lunettes sombres et la casquette de pêcheur à l’espadon dont il ne se séparait jamais. Celui qui était monté dans la BMW n’était pas Ali-Baba Mike.
— Triste. Même lorsqu’il tapait sur un vieux dossier de chaise, Ali-Baba donnait l’impression de se servir d’une cathédrale. Il était tombé dans une boîte à rythme quand il était tout petit et on ne le lui avait pas beaucoup laissé le temps de grandir. Celui qui a pris sa place était bien renseigné. Ali-Baba avait un flingue ?
— Ali-Baba ne portait jamais d’arme. Dans son univers, les armes n’avaient pas droit de cité.
Dommage pour lui qu’il n’en eût pas été de même pour la came.
— Et le passeur ? Le fonctionnaire international ? Armé ?
— Pas à ma connaissance, a déclaré Hadj. Il savait qu’il n’en avait pas besoin puisqu’il y avait quelqu’un pour assurer sa protection.
— Sa surveillance. Il ramassait combien ?
— Trente mille francs par passage.
— Combien de passages par mois ?
— Un.
J’avais l’impression d’entendre Franck.
— Tu es sûr de tes convoyeurs ?
Hadj a souri lentement à ma question. Il a tendu les doigts et je lui ai donné une cigarette avant d’allumer la mienne. Le sourire a flotté sans précipitation sur sa face vieille et dure.
— Nous ne sommes jamais sûrs de rien, mon frère. J’ai écouté avec patience ce que l’un d’eux, celui qui pilotait la moto, m’a raconté. Ses explications m’ont semblé très cohérentes.
— Six millions, même partagés en deux, rendraient n’importe qui très cohérent, mon frère.
Hadj a cessé de sourire tout en goûtant la fumée de cigarette. Dans le temps, il fumait des Craven A, plus, semblait-il, par convivialité que par besoin naturel. À présent, il montrait l’avidité pleine de regrets de ceux qui ont cessé de fumer à une époque pas très lointaine pour des raisons qui ne leur paraissent plus très précises. Il m’a regardé en renversant la tête en arrière et il a reconnu :
— Certainement. Certainement. Néanmoins… Il faut toujours compter avec la crainte naturelle qu’ont les hommes, sinon de mourir, du moins de subir des mauvais traitements. La peur de souffrir aussi, mon frère, rend cohérent. Ces deux hommes n’ont pas disparu.
— Pas encore.
— Ils ne disparaîtront pas. Toi non plus. Toi aussi, tu as peur de souffrir. Tu as vu Franck avant qu’il meure. Que t’a-t-il raconté ?
— Qu’il allait braquer un passeur. Il m’a parlé de six cent millions. Il m’a dit que cet argent n’existait pas, et qu’il avait besoin d’avoir des yeux dans le dos. (Je me suis mis à marcher de long en large. Je recommençais à ne plus avoir les idées claires et ma migraine avait repris.) Je l’ai envoyé se faire foutre.
— Pourquoi ?
Voilà, c’était toujours la même chose, pourquoi. D’une part, je ne l’avais pas vraiment cru, Franck, tout en me doutant bien qu’il ne plaisantait pas. Les remarques qu’il avait faites à mon sujet étaient justes : j’avais besoin de monnaie, mais pas d’autant, ni à un tel prix. D’un autre côté, je n’avais pas eu peur, pas plus de mourir que de souffrir, parce que je n’y avais pas pensé, pourtant, à voir comment Franck avait été torturé, je ne me donnais plus raison. Non, pas peur. Trop fatigué. C’est terrible, la fatigue chez un homme, plus rien vouloir sauf dormir. J’ai reconnu :
— Je ne suis pas monté parce que je n’ai pas eu les couilles.
Hadj a semblé étonné, je m’en suis foutu. Il m’a donné le numéro de sa ligne directe, j’ai laissé mon verre et je suis parti. Lampe-Torche m’a ramené seul chez moi dans la grande limousine, dans la nuit. Au moment où je descendais de son engin, il a sorti une enveloppe en papier kraft de sa poche de manteau. Elle faisait la taille d’un livre de poche et elle était épaisse de trois doigts. Il me l’a tendue avec calme. Je l’ai prise. Je suis descendu et la Pontiac noire est partie dans un feulement soyeux qui n’avait rien d’excessif ni d’ostentatoire. J’ai bien pensé à relever le numéro d’immatriculation, mais je ne voyais pas très bien à quoi ça m’avancerait puisque j’avais rencontré la tête. Je suis resté un moment sous la pluie à regarder la rue, tout en tripotant l’enveloppe. Je n’avais plus très envie de rentrer. La Mercedes avait disparu. À la place, il y avait une fourgonnette Express blanche. À l’Usine, on s’en sert de sous-marin pour les planques. C’était peut-être un sous-marin. Je suis allé jusque chez le Tunisien et avec la monnaie que j’avais j’ai acheté deux packs de Kronenbourg.
À part ma mise à pied, je n’avais rien à arroser.
En haut, j’ai retiré mes bottes. J’ai rempli l’assiette de Yellow Dog, j’ai pris des cigarettes dans le placard et je suis allé m’étendre sans retirer mes vêtements. Tout en m’ouvrant une bière, j’ai encore tripoté l’enveloppe, mais je ne l’ai pas dépucelée. Même Hadj avait fini par me lasser. Je me suis adossé au mur et je me suis mis à arroser ma disgrâce.