C’est toujours comme ça lorsqu’on ne trouve rien de mieux à faire.
Treize
La mort, c’est bête, presque autant que la vie. On finit malgré soi, quand on ne la connaît pas bien, par en faire toute une maladie alors que c’est quelque chose d’aussi peu mystérieux et digne d’intérêt que ces jeux télévisés qui passent avant treize heures. De bière en bière, tout en allant pisser de temps à autre, pendant que la nuit s’en allait de son côté à elle, je me suis rappelé la fois où je suis mort. À l’époque, je commandais encore mon Unité de recherches. J’avais encore un téléphone et une voiture personnelle et peut-être même des amis, encore, c’est-à-dire des gens qui ne me voulaient pas forcément du mal. C’était vers la fin juin et le temps lourd promettait de l’orage pour les jours suivants.
C’était une belle nuit.
L’après-midi, il y avait eu un pot à la Division pour une autre belle affaire que nous venions de clouter — quatre kilos de tosch, quatre cents grammes de coke et pas loin de quinze plaques en liquide, cinq déférés. Moll et Vauthier avaient paru me témoigner, sinon de la sympathie, du moins une certaine estime. Ma roche Tarpéienne à moi, je ne l’ai pas vue venir. Le pot s’était fini sur le tard et certains étaient partis pour un dégagement qui s’annonçait féroce. Tout s’est joué vers dix-neuf heures. J’étais dans mon bureau avec Léon et nous n’avions chargé ni l’un ni l’autre. Nous fumions en regardant les nuages gris s’amonceler en haut des immeubles comme s’ils voulaient escalader le ciel. C’était un vendredi et l’Usine était presque vide, comme tous les vendredis. On n’entendait presque rien. Léon m’a dit :
— Il vaudrait mieux lever, pour ce soir.
J’écoutais un blues, les deux pieds sur le bureau. Trop chaud. Léon tripotait son calibre, en fumant. C’était un blues modérément mélancolique et un peu d’air chargé de relents d’humus et d’une forte odeur d’ozone est rentré par la fenêtre entrebâillée. Léon a insisté :
— Cette affaire de fourrures, je la sens pas, mon pote.
Je ne la sentais pas bien non plus. C’était pourtant un joli flag’ simpliste, pour lequel il nous manquait simplement de connaître le jour et l’heure, c’est pourquoi nous planquions dessus depuis presque trois semaines sans que les gredins tapent. Le fade se montait à deux ou trois cents briques si on en croyait la balance qui nous avait donné les casseurs. C’était aussi une jolie bande qui venait du 94, avec les deux frères Maretti comme premiers couteaux, un certain Zorba en appui-feu et pour conduire une des voitures ce bon Ali-Baba Mike. Seconde voiture et conducteur ignorés, de même que le moyen de transport des fourrures — de même que la date et l’heure. Léon n’avait pas tort. J’avais envie de rentrer dormir un peu. Nous étions vendredi et je venais de finir le compte rendu d’affaire réussi de notre plan de came. La moitié du Groupe qui n’était pas en ribote se tenait en planque. Je me suis penché en arrière, je les ai appelés à la radio et je leur ai dit de rentrer.
L’une après l’autre, les deux voitures ont accusé réception.
Je suis resté à les attendre, mais Léon est partie. J’ai supposé qu’elle avait rendez-vous, avec un homme, et je ne m’étais pas trompé : elle avait rendez-vous. Pas avec n’importe quel homme. Elle attendait Franck. J’ai remis des blues. Depuis que Calhoune était partie, j’étais seul et rien ne me pressait. Tout en fumant, j’ai entendu l’orage gronder au loin en graillonnant avec une sorte de paresse qui ne le rendait pas très menaçant pour nous. J’ai vu en face, de l’autre côté du patio, l’équipe de nuit qui arrivait. À part eux et moi, l’Usine était vide à présent. Je ne m’y sentais pas mal, à fumer et à rêvasser. J’ai pris deux ou trois bières sans alcool dans le petit frigo du Groupe, puis les deux Paul sont arrivés ensemble et m’ont rendu la clé du sous-marin. Un peu plus tard, ça a été au tour de Willy et de Vonfeld. Tout le monde était rentré au bercail. J’ai accroché les clés des voitures au tableau de service et mis les batteries des portables en charge.
C’étaient des actes simples, habituels, aussi naturels et sans portée que de débrancher un appareil électrique dont on avait cessé de se servir. Tous les cinq, nous sommes allés prendre un dernier verre à l’annexe. Edmond était en train de fermer, mais il n’a pas discuté. Peut-être faisait-il trop chaud pour cela. À travers les vitres, j’ai aperçu Léon qui chargeait des courses dans sa Super cinq. Je lui ai fait signe de venir nous rejoindre si elle voulait, mais elle a refusé d’un geste sans que personne se permette le moindre commentaire. Comme chacun de nous, Léon avait droit à un peu de vie privée. Elle est partie sans qu’on la voie. Nous avons encore discutaillé dix minutes. Nous étions tous d’avis que les Maretti ne monteraient pas au casse cette nuit-là et Willy a remarqué :
— On a fait super-attention, mais j’ai l’impression que ces enculés nous ont reniflés. Gino Maretti n’a pas arrêté de faire des passages tout l’après-midi avec sa Renégade.
Il s’est adressé à moi :
— Vous êtes sûr de Cynthia ?
— Cynthia a deux flotteurs gros comme des ballons de rugby et un membre à faire pleurer un cheval. Cynthia ne nous a jamais rien vendu de foireux.
— Pourquoi elle donne Gino ? m’a demandé Willy.
— Gino a voulu la faire sans payer.
— Gino ?
— Gino. Gino se prend pour Dieu. Précision : Gino et sa bande l’ont faite, et itérativement, comme on dit en procédure pénale. En clair, ils l’ont faite à la file et ils n’ont rien payé. L’ont faite ou l’ont fait, l’un et l’autre se disent.
Je n’ai pas tout raconté de ce qu’ils lui avaient fait. Pour des raisons qui lui étaient personnelles, Cynthia m’aimait bien, peut-être parce que je ne l’avais jamais rudoyée d’aucune façon, peut-être parce que je correspondais plus ou moins au type d’homme qu’elle aurait aimé si elle avait été une vraie femme, peut-être enfin parce que je ne lui avais jamais rien demandé — pas même de me donner Gino. C’était un travelo propre, Cynthia, avec des rêves bien propres. Elle voulait se faire opérer en Belgique et mettait des sous de côté dans ce but. Elle ne se camait pas et ne parlait pas mal. Dans son jeune temps, elle avait même décroché son bac, à Béthune, en même temps que des coupes de judo et d’athlétisme. Elle disait qu’elle venait d’un bon milieu, mais qu’elle avait été forcée de couper les ponts avec tout le monde. À peu de chose près, elle aurait pu être n’importe qui. Ni son bac, ni ses manières douces, ni ses économies ne lui ont été très utiles au bout du compte : sa trique de mulet, un plaisantin la lui a opérée à chaud, pour rien, au couteau électrique, et la lui a fourrée dans la bouche après lui avoir cassé les dents de devant, pour pas un rond, avant de lui mettre une balle dans la tête.
Une seule balle en plein front.
Juste là où j’en avais mis une à Gino Maretti.
Après l’annexe, mes soldats sont rentrés chez eux. Je me rappelle qu’il faisait très chaud et que Saïd m’a tiré une table dehors pour dîner sur le trottoir. Depuis que j’étais seul, je mangeais le soir chez lui et parfois à midi également. Couscous aux brochettes et Boulaouane. Ni entrée ni fromage ni dessert, deux cafés et une Marie Brizard. J’avais pris tout doucement de nouvelles habitudes. À force de les avoir tout le temps sur le dos, les huissiers ne m’effrayaient plus, surtout qu’il ne leur restait plus grand-chose à saisir — à force. Je continuais la guerre, mais avec moins de vivacité, moins d’entrain, et plus de fatigue. Tout passe peu à peu, même l’envie d’avoir encore raison de temps à autre, ou celle d’exister un instant dans les yeux de quelqu’un, même l’envie un peu d’être aimé. J’ai traîné chez Saïd et je suis passé sans faire attention au bourbon sec. Un que Saïd m’a payé et un que j’ai payé à Saïd. Quatre que j’ai gagnés au 421. Un qu’une fille qui fréquentait le bar et que j’avais remarquée comme elle m’avait remarqué m’a offert — et un que je lui ai rendu. Elle prétendait se prénommer Samantha et tout le monde laissait dire. Pour ma part, je n’avais rien contre.