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Je n’allais rien faire.

— Vauthier n’aimerait pas que tu fasses ton enquête dans ton coin, a soupiré Léon. Calhoune non plus.

— Pas d’enquête, Léon.

— Qui a tué Franck ?

— Toi. Moi. Tout le monde. Franck lui-même. Un type avec un 6,35 pour commencer, un autre à coups de clé anglaise, encore un autre ou le même avec un gros calibre. Peut-être un seul homme, quoique j’en doute.

— Torturé ?

Je lui ai lancé l’enveloppe. Elle a posé son verre sur le parquet et comme moi elle a examiné chaque cliché l’un après l’autre — comme moi, sans la moindre trace d’émotion apparente. Cinquante-sept photos. La différence entre elle et moi, c’et que je n’avais jamais couché avec Franck et que jamais je n’avais veillé sur son sommeil, comme elle, ni attendu avec autant d’intensité, si longtemps. J’étais aussi plus usé, plus cassé qu’elle. Plus seul. Franck n’était pas mon premier mort. Pour elle, si. Nous avons fumé en silence un grand moment, elle à rouler ses pensées et moi les miennes, puis finalement, elle m’a demandé :

— Si tu connaissais celui qui a fait le coup, tu me le donnerais ?

— Pourquoi je ferais ça, Léon ?

— Pour rien, mon pote. Pour rien…

Scotch-Perrier. Moitié-moitié.

L’enterrement était pour le surlendemain.

Quinze

Après le départ de Léon, j’ai dormi, très mal, par brèves saccades. Sans cesse revenait le moment où j’avais repris conscience à Saint-Antoine dans le service de réanimation, avec des sondes et des tuyaux partout, et même dans l’urètre, dans la pénombre et le scintillement des écrans, mais pas dans le silence. Rien n’est moins silencieux qu’un hôpital. Je croyais que c’était la même nuit — nous étions quatre jours plus tard et je n’étais pas mort. J’avais un gros pansement sur le ventre et je souffrais du nez et de la gorge à cause des tubes, c’était tout. La pendule du moniteur marquait cinq heures dix.

Je n’étais pas mort.

On venait, on se penchait sur moi et je n’étais pas mort. Je n’étais même pas sérieusement blessé. Une fois de plus, je n’étais rien. Plus tard, la grosse face carrée et plaisante de Strauss apparaissait non loin de moi. Il m’avait recousu le flanc et le ventre juste au-dessous du nombril et il me montrait ma boucle de ceinture.

— Bidon. Une plaque d’acier avec presque rien d’argent dessus. Ton Jivaro a dû se servir d’un morceau de Sherman pour la fabriquer. (Il me montrait autre chose, une ogive qui avait champignonné à l’impact.) Tu t’es fait arroser à la neuf parabellum. Ce sont des morceaux de la chemise en métal qui t’ont labouré autour.

Il ne riait pas, Strauss. Pas vraiment. Quatre jours de coma deux.

Il haussait les épaules.

— Probablement le choc nerveux. Tu l’as vu par le trou de la serrure. Quelle tête il a ?

— Quelle tête a qui ?

— Le diable, bien sûr. Léon est passée, deux ou trois de tes soldats aussi. Des flics d’un autre service. (Il haussait les épaules. Il me regardait d’un air mécontent.) À la prise de sang, tu avais deux grammes trente-six d’alcoolémie. Ça ne t’a pas empêché de descendre ton adversaire.

Strauss s’est planté un index en plein front, perpendiculairement au crâne. Une seule balle, à moins de six mètres, à bras tendu. Plus tard encore on m’interrogeait. J’étais naze, mais pas au point de ne pas saisir le sens des questions. J’avais expédié Gino Maretti de sang-froid — pour autant qu’on pouvait être de sang-froid avec autant d’alcool dans le sang. J’avais fait en sorte de l’obliger à me tirer dessus et j’avais été assez fort et persuasif pour que Gino me manque la première fois, pour que la deuxième balle se borne à me labourer superficiellement le flanc droit et que la troisième vienne se loger exactement dans ma boucle de ceinturon, ce qui m’avait sauvé. Je garde un souvenir nauséeux de ces interviews, l’impression d’avoir pataugé inlassablement dans un marécage putride avec plus toute ma tête, un sentiment triste et amer de défaite. Je sentais bien que ceux qui m’interrogeaient n’avaient rien contre moi, rien de personnel en tout cas. Leur version se tenait aussi bien que la mienne, sauf que je ne voyais pas pourquoi j’aurais descendu Maretti comme un chien.

Les flics des Bœufs non plus.

Voilà tout ce qui revenait à la surface entre deux brefs accès de sommeil, ce matin-là. Ça et le fait que j’aurais aimé que Calhoune vienne me voir, mais elle n’avait plus de raisons de le faire. Je l’attendais quand même, je m’en rends compte maintenant. Je n’attendais qu’elle. Je lui aurais sans doute dit ce qui s’était passé, ce que Gino m’avait dit. Je lui aurais tout raconté en lui tenant la main, je lui aurais promis, c’est sûr, monts et merveilles. Elle ne m’aurait pas cru et elle aurait eu raison.

Le diable…

Ni cette fois, ni avant ni après, je ne l’avais vu. On ne voit jamais ce qui est partout autour de soi, même pas dans la soudaine et brutale immobilité d’un arbre en plein vent, on ne voit jamais ce qui devrait crever les yeux. Personne n’a jamais vu non plus le Trésor public, vu de ses propres yeux, et pourtant tout le monde sait qu’il existe.

Franck non plus, je ne l’ai pas vu pendant tout ce temps, ni à l’hôpital ni à la clinique par la suite. Tant mieux, parce que je n’avais rien à lui dire, rien de raisonnable ni de constructif pour l’avenir, comme on dit de nos jours. Je ne le tenais pas pour responsable. De surcroît, sur ce coup, je lui avais fait perdre une commission qui faisait dans les cent mille francs, entre ce qu’il devait toucher des voleurs et des volés. Six minutes pour un casse, pour un vrai casse, c’était bien peu. Il y avait eu des complicités. Ne serait-ce que financièrement et du point de vue de sa fiabilité auprès de ses interlocuteurs non institutionnels, je lui avais causé un réel préjudice. Il faut être juste, si Franck m’en a voulu un tant soit peu par la suite, en tout cas il ne me l’a jamais dit. Il avait ses raisons, Franck, et qui en valaient bien d’autres. S’il me les avait confiées, je les aurais peut-être comprises. J’ai bien compris ce qu’il m’a confié un soir comme un secret, cette observation banale qui n’en était pas un, lorsqu’il m’a dit, sur le pont de Solférino une des dernières fois que nous nous sommes vus : « Le seul pouvoir, pays, le seul vrai pouvoir est celui de corrompre. L’honnêteté, c’est ce qu’on exige des pauvres et des gens de maison. Des commis — mais pas des grands commis. »