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J’ai ramassé mon blouson et je suis sorti.

Dans la nuit.

Seize

J’ai repris mon pistolet au coffre, à la Division. Je l’ai rempli et j’ai fait monter une cartouche dans la chambre. Du secrétariat, j’ai appelé le service des cartes grises. Le permanent de nuit m’a répondu presque tout de suite :

— Pontiac ? Il en reste ? Véhicule de société. Elle appartient au Nautile Center. Adresse…

C’était une petite rue du côté de la Grande-Armée.

— Nautile Center ?

— Vous prenez jamais le tromé ?

Mon correspondant devait être un gosse. Les gosses ont cette manie de parler ce qu’ils prennent pour du verlan, mais c’est un verlan anémique. Sa voix n’était pas anémique — elle était aussi gaie et vaine que celle d’un disc-jockey dans une boîte pas très prospère. J’ai admis qu’il m’arrivait de prendre le métro. Il a claironné :

— Le cul de la négresse, coulé dans le bronze ? Vous savez : le string en tricot vert pomme. Les affiches. Body-building, jacuzzie… Squash. Cher. C’est Nautile Center. La forme, pas les formes. Vous voyez le plan ?

— Piège à cons.

— Très cher. (Il a ri.) Ils font des prix aux keufs.

— Pas aux vieux keufs.

Il a ri de nouveau. Sans son entrain inusable qui ne semblait pas factice, il m’aurait facilement agacé. N’importe qui m’aurait facilement agacé, cette nuit-là. Il s’est rappelé :

— Vous me donnez votre nom et votre grade, papa ?

Je lui ai donné mon nom et mon grade. Il m’a demandé comment allait la Douze et j’ai répondu qu’à mon sens elle n’allait pas mal. Nous avons raccroché en même temps. Je suis resté un moment à fumer en compulsant machinalement les circulaires au tableau d’affichage. On recherchait toujours à peu près le même type de vilains, il y avait un long télex de lascars qui passaient principaux, des gens trop jeunes pour que j’en connaisse. Il se libérait un poste de divisionnaire en Guyane — expérience de police judiciaire exigée. Même la Guyane était encore trop près. Tout était trop près avec les moyens de communication modernes, ou alors c’est que j’étais trop sonné.

Nautile Center.

J’avais tout le côté gauche de la tête comme engourdi.

Je suis passé chez Saïd et sans le moindre commentaire il m’a prêté sa petite Honda seize soupapes. D’une cabine publique vers Nation, j’ai appelé Hadj. Mon Oméga marquait vingt-deux heures et pourtant il a décroché tout de suite. Cette nuit-là, c’était à croire que tout le monde habitait à moins de dix centimètres d’un poste téléphonique. Ma voix m’a déplu, mais elle n’a pas semblé ennuyer Hadj. Il m’a dit :

— Nous pouvons nous rencontrer rapidement, à condition que tu prennes le premier avion pour Lausanne. Je suis sur l’autoroute.

Téléphone de voiture, naturellement. Import-export.

— J’ai reçu ton colis. Où est le reste ?

— Quel reste, frère ?

— Le reste. Ce qui allait avec un annulaire gauche.

— Je crains de ne pas bien saisir. Est-ce que tu as avancé ?

— Seulement d’un doigt.

— D’où appelles-tu ?

— Cabine publique.

— Numéro ?

Moi aussi j’ai ri, sans la moindre joie ni la plus petite trace d’entrain.

— À quoi ça te servirait de faire un contre-appel ? J’ai peut-être un magnétophone. Je suis peut-être à l’Usine. Je veux le reste.

— Moi aussi, a fait Hadj sans se compromettre.

J’entendais le ronronnement du moteur et de la musique dans l’habitacle de sa voiture. Pas trop de musique. Duke Ellington. C’est grâce au Hollandais que le Duke avait marché au Cotton Club, de même que les orchidées poussent sur la pourriture. Je me suis éclairci la voix :

— Je ne sais pas où se trouve ce que tu cherches.

— Tu es flic, non ? a murmuré Hadj. Ce que nous cherchons…

— … Je ne cherche rien.

— Nous cherchons tous quelque chose.

— Nautile Center.

— Tu vois, a ricané Hadj. Tu vois bien que toi aussi tu cherches…

— Je veux le reste, Hadj.

— Je veux est mort, frère.

Sa voix s’était durcie. Elle n’allait pas tarder à devenir désagréable. Elle l’est devenue pour me prévenir :

— Nous avons été gentils jusqu’à présent avec toi. Je ne sais pas de quel reste tu parles et je ne veux pas le savoir…

— Est-ce que Lampe-Torche sait ?

— Qui est Lampe-Torche ?

— Le messager.

— Certainement, oui.

— Appelle-le. Préviens-le que je passe le voir.

Hadj a réfléchi, bien peu de temps. Il n’avait pas grand-chose à craindre de moi. Il me savait à fond de cale. Tout le monde dans la rue — le peu de gens qui se rappelaient mon existence — me savait à fond de cale. J’avais cessé d’être dangereux à leurs yeux et aux miens. Il m’a répondu :

— C’est d’accord. Je suppose que tu sais où le trouver.

— Je sais où le trouver.

— Rappelle-toi que nous sommes en compte, toi et moi, frère.

Il a coupé. Dommage, c’était juste à l’instant où Cootie Williams attaquait un de ses plus fabuleux solos dans la version 1955 de l’inépuisable Happy Go Lucky Local qui se termine par une hallucinante démonstration de Cat Anderson à la trompette stratosphérique. Je suis retourné à la Honda sous la pluie. Il y avait de tristes et maigres radeuses plus ou moins à l’abri des camions ou aux arrêts des bus. Je n’en connaissais plus beaucoup. Jeunes, tristes et maigres. Cent balles la pipe, deux cents l’amour. Capote. Pour la plupart, elles étaient camées jusqu’aux yeux et on les disait séro-plus, mais ça ne paraissait pas handicaper leur commerce.

J’ai gagné l’Étoile par Barbès. Je voulais laisser le temps à Lampe-Torche, ou me laisser le temps à moi. J’ai conduit à ma main. S’il avait été plus tard, je serais passé au Bali Bar voir Yvonne comme dans le temps. Les articulations me faisaient souffrir, mais moins que l’idée qu’ils avaient bloqué Farida et qu’elle avait dû en baver. Rien à dire : ils avaient joué les approchants. Au ton de sa voix, il était certain que Hadj était persuadé que je mentais et que je savais où Franck avait stocké son butin. Franck n’avait pas parlé — pas plus à moi qu’à eux —, mais je n’avais pas l’ombre d’une chance de les convaincre. J’avais le dos au mur et pas la moindre bonne carte dans mon jeu.

Lampe-Torche ne se cachait pas. Pourquoi se serait-il caché ? La Pontiac stationnait à l’adresse. Son capot était froid. J’ai sonné là où il y avait marqué Nautile Center et la gâche électrique a fonctionné instantanément. C’était dans une tour neuve, au douzième étage. Lampe-Torche avait laissé la porte entrouverte. Il était assis dans un fauteuil moderne, les chevilles croisées, face à l’entrée. Ni squash ni jacuzzis, rien qu’un bureau meublé en design qui servait de siège social. J’ai refermé dans mon dos. Lampe-Torche m’a désigné l’autre fauteuil en face de lui, et de l’index il m’a montré le petit bar roulant. Il n’y avait que du scotch, mais du bon scotch, de la glace et un siphon. Peu de gens se rappellent que les siphons existent. Je me suis servi et j’ai allumé une cigarette.

Lampe-Torche m’a parcouru des yeux comme si j’étais un journal du soir. Il faisait ma taille, mais trente livres de plus. À part les yeux, son visage était assez agréable et ne trahissait aucune méfiance. Quelqu’un a écrit que la grande faiblesse de la force, c’est de ne croire qu’en la force. Lampe-Torche était chez lui, il était largement plus costaud et mieux entraîné que moi, en outre Hadj l’avait sans doute appelé, sans quoi il ne m’aurait pas reçu et certainement pas de cette façon. Je suis allé à la fenêtre. Paris était encore une fête — Paris est toujours une fête. Le scotch était bon, la température convenable. Lampe-Torche était sûr de sa force.