Lampe-Torche m’a regardé avec plus de frayeur que de haine. Il secouait encore les pieds dans un réflexe de dos crawlé tout à fait inefficace. L’eau lui est vite arrivée au menton. Je suppose qu’il avait dû entendre parler de ce vieux truc, ou bien l’avait-il pratiqué lui-même sur ses clients, toujours est-il que la terreur s’est installée sur sa face, tandis qu’il se débattait en usant son souffle en pure perte, comme un gros poisson dans trop peu d’eau pour y avoir ses aises. Son visage a disparu sous la surface et j’ai déclenché le chronomètre de ma montre. Tout est toujours question de dosage. Son sang a teinté l’eau de manière déplaisante. Je n’aimais pas ce que j’étais en train de faire. Il ne devait pas adorer non plus. Je l’ai ressorti. Il tremblait beaucoup et pesait plus lourd qu’un âne mort. Il s’attendait à ce que je lui pose des questions, je n’en ai rien fait. Je l’ai assis pour qu’il puisse rendre, mais sans desserrer la serviette. Quand il a paru revenir parmi nous, je l’ai replongé dans le bain. Il a rué plus fort, de manière désordonnée. Chronomètre. La deuxième fois, il a vomi. La troisième fois, je l’ai redressé et je suis allé m’asseoir sur le bidet.
— Question : qui a bousillé Franck ?
— Aucune idée.
— Ça peut durer longtemps, Lampe-Torche. Je connais bien peu de gens qui ne finissent pas par craquer. Racontez-moi ce que vous savez.
Il m’a raconté ce qu’il savait — ce que je savais parce que Franck me l’avait dit. Le dispositif était en place depuis des mois et fonctionnait sans heurt. Il a ajouté :
— Quelqu’un a tué Ali-Baba et a pris sa place. Ce quelqu’un avait une clé de service de l’autoroute. Il est sorti quelque part.
— Qui a tué Ali-Baba Mike ?
— Celui que vous appelez Franck.
J’ai fumé toute ma cigarette. Lampe-Torche se regardait les genoux. Il saignait toujours et ne paraissait pas tenir la grande forme. Là où son visage n’était pas ensanglanté, la peau était d’un rouge écrevisse. J’ai éteint l’eau et il est arrivé à lever la face. Il ne m’avait rien appris. Il est reparti pour un tour.
— Question : qui a bousillé Franck ?
Il lui a fallu plus de temps pour rassembler ses esprits.
Il était mou comme une chiffe, à présent. Les mots se pressaient dans sa bouche en une bouillie dépourvue de sens. Il ne savait pas. Il ne savait pas qui avait massacré Franck. J’ai changé de registre :
— Où est la fille ?
— Chez elle. Rentrée chez elle.
— Avec un doigt en moins.
— Anesthésie. Chez elle.
— Et la fille, c’est toi ?
Il a fait non de la tête. Dans l’état où il était, j’avais tendance à le croire. Je l’ai laissé barboter et j’ai perquisitionné les lieux. C’était un antre assez semblable au mien, bien que plus luxueux, le gîte d’un être solitaire. Pas plus que chez moi, il n’y avait de papiers personnels ou de ces objets qui font un lieu chaud et vivant. Lampe-Torche collectionnait les factures acquittées et tenait sa comptabilité de façon rigoureuse, mais je n’ai rien découvert qui fût de nature à me guider dans mes recherches.
J’ai appelé Farida.
Elle a répondu, elle aussi, à la première sonnerie. J’ai demandé :
— Tu as mal ?
— Ça me lance dans tout le bras.
— Très mal ?
— Beaucoup.
— Comment ça s’est passé ?
— J’ai chargé un client. Un coucher chez lui. Cinq mille. Dans le parking, j’ai senti une brûlure au bras. Dans le bras droit. Piqûre. J’ai eu peur du Sida. Je me rappelle plus rien après.
Elle parlait lentement, avec difficulté. Elle devait regarder en même temps sa main bandée, ou peut-être rien, droit devant elle ou à ses pieds. On l’avait ramenée à son domicile après l’opération, on lui avait laissé les cinq mille francs. Il lui restait des doigts, et la fois suivante, ça se passerait sans anesthésie. On savait où la retrouver. Elle avait une vague idée du pourquoi, bien qu’on ne lui eût rien dit. Ne rien dire, c’est le plus sûr moyen d’entretenir la terreur. Je lui ai recommandé de n’ouvrir à personne et de ne pas sortir. Elle m’a répondu :
— Fais attention à toi.
Elle aurait mieux fait de faire attention à elle.
J’ai vidé l’eau de la baignoire. Lampe-Torche n’avait plus la force de lever le menton, ni de dire quoi que ce soit. Lui aussi était sonné. Je l’ai basculé sur le côté et je lui ai retiré les pinces. Il a un peu remué.
— Tu ne m’as pas vu, Lampe-Torche. Comme tu ne m’as pas vu, tu n’as rien pu me dire. Rien ne t’empêche d’aller déposer plainte pour violences illégitimes, si le cœur t’en dit. Si jamais on retouche à la fille, tu es mort. Est-ce que tu m’entends ?
Il a fait oui de la tête. Pas beaucoup de résistance, finalement. J’ai regardé la plaie saignante dans ses cheveux. Avec six ou sept points de suture, il n’y paraîtrait plus. Il avait une jolie bosse au front à cause du coup de bouteille, mais les menottes ne lui avaient pas entamé les poignets. Question de dosage. Je n’aimais pas mon ton monocorde. Il a encore fait oui de la tête plusieurs fois.
Avant de partir, j’ai essuyé la bouteille et le verre avec un mouchoir en papier. J’ai refermé dans mon dos et j’ai quitté l’immeuble. J’ai repris la petite Honda et je suis allé chez Yvonne. Là, j’ai commencé par vomir dans les cabinets. Ensuite, dans son petit salon, j’ai bu toute une cafetière de son café personnel. Un fer à cheval y aurait tenu debout. J’ai dit à Yvonne :
— Drôle de chose. On dirait que personne n’a tué Franck.
— Peut-être que personne ne l’a tué. À quoi ça sert, ce que tu fais ?
— À rien.
Quelqu’un a dit qu’il fallait laisser les morts enterrer les morts, c’est vrai, seulement Hadj était convaincu de ma complicité avec Franck. C’était faux, mais suffisant pour me pourrir la vie, même depuis la stratosphère où il habitait et où il n’y avait ni bien ni mal, juste deux colonnes, profits d’un côté, pertes de l’autre, et personne de sensé ne songerait à lutter contre un bilan comptable. Bien sûr que j’étais un homme mort. Ça aurait dû me rassurer, puisque de toute façon je l’étais depuis si longtemps que je ne parvenais plus à me rappeler avant, le monde des vivants.
Je suis resté un grand moment avec Yvonne. Nous n’avons guère parlé. J’étais trop amer, trop déprimé, l’avais trop froid en dedans, et les mâchoires me faisaient souffrir. Jamais de ma vie je n’avais été aussi seul. Sans cesse, une question me traversait l’esprit : Si Hadj et sa bande n’ont pas supprimé Franck, alors qui ? Qui pouvait savoir ? J’avais su, mais je n’en avais parlé à personne. Mort, Franck pesait trop lourd.
Peut-être pesait-il exactement le poids de mes regrets.
J’ai quitté le Bali Bar à trois heures dix. Il ne pleuvait plus, mais la chaussée et les trottoirs étaient comme des miroirs vides qu’on eût posés à même le sol. J’ai fait à pied lentement les deux cents mètres qui me séparaient de la petite Honda de Saïd. Je n’ai rencontré personne, pas la moindre pute ni le plus petit fêtard.
La rue était à moi, comme elle l’avait été avant au petit malin qui avait dégonflé les quatre roues de la voiture.
Qui pouvait savoir ?
Dix-sept
Il n’était pas difficile de conclure que j’avais été pris en bobine, restait à savoir par qui et depuis quand. La Honda avait l’air d’un animal familier couché sur le ventre. Les flics n’aiment pas qu’on les filoche, ni qu’on dégonfle les pneus de leur voiture. J’ai examiné chaque roue. Dégonflés et non pas crevés, du travail smart. Je l’avais fait moi-même une paire de fois pour bloquer un gredin sans commettre la moindre dégradation volontaire au véhicule — l’incrimination de vol d’air sous pression ne tient pas devant un tribunal. C’est en quelque sorte un truc de métier.