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— Quelle sorte de voix bizarre ?

— Chanstiquée. Comme dans les jeux électroniques. (Elle a enlevé son blouson et l’a jeté à côté de moi.) C’était pas un canular. Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je n’en sais rien.

Je n’en savais rien. Elle a regardé son peignoir sur mon dos et a remué les lèvres sans un mot. J’ai compris que ça lui rappelait des souvenirs pas très agréables. J’ai commencé à l’enlever, mais elle a prévenu mon geste :

— Garde-le, ça ne fait rien. Il n’en a plus besoin.

Elle a allumé une cigarette sans me regarder. Je ne la regardais pas non plus, je regardais mes pointes de bottes, lesquelles ne pouvaient rien m’apprendre. Elle s’est un peu penchée pour ramasser l’enveloppe qui contenait les photos de l’autopsie et en se redressant, elle m’a demandé d’une voix sourde :

— C’est toi qui l’as expédiée ? Farida, c’est toi ?

— Pourquoi j’aurais fait ça ? Non, c’est pas moi.

— Tu vas avoir des chagrins, mon pote. En partant, j’ai vu arriver la voiture de Calhoune. Et il y avait Calhoune dedans. Je ne pense pas qu’elle m’ait vue. Qu’est-ce que tu en dis ?

Qu’est-ce que je pouvais en dire ?

Dix-huit

Nous avons dormi quelques heures chacun de son côté, Léon dans la chambre et moi sur le divan. En me réveillant, j’ai aperçu ma chemise repassée sur le dos d’une chaise. Il était onze heures et dehors il faisait beau et froid. On y voyait loin, mais pas jusqu’où Franck et Farida étaient partis. Léon m’a versé un bol de café. Elle avait la figure chiffonnée et ses yeux étaient dépourvus d’éclat. Elle n’était pas plus gaillarde que moi.

Elle m’a dit :

— On l’enterre à quinze heures. Un patelin de Seine-et-Marne, La Genevraie.

— Église du XIe siècle. Franck l’aimait.

— Aimait quoi ?

— Le XIe siècle.

Elle m’avait servi un grand bol de café, comme on le faisait dans le temps à la campagne. Je n’avais jamais su, pendant toutes ces années à marner ensemble, comment Léon vivait. Je ne savais rien d’elle. Ce qu’elle savait de moi, elle l’avait appris par Franck. Tout n’était pas de nature à me rendre détestable à ses yeux. Elle fumait, déjà habillée. Blouson et bottes. Elle s’était lavé et séché les cheveux. Elle n’avait pas d’âge. C’est souvent l’effet que produit une trop grande souffrance. Elle avait son .357 contre le flanc, mais aucune arme ne pouvait l’aider. Elle m’a demandé :

— Tu as une voiture ? (J’ai fait non de la tête.) Prends la mienne, j’irai en moto.

— Pourquoi non.

— Quinze heures.

Elle m’a donné un trousseau de clés. Elle n’avait pas envie que je reste et je n’en voyais pas la nécessité non plus. J’ai enfilé ma chemise et mon brêlage à la con, j’ai vérifié machinalement que mon pistolet était plein. Il était plein.

— Parking 44, a déclaré Léon. Deuxième sous-sol.

Je me suis rangé à quelques rues de l’endroit où j’habitais et j’ai fini à pied. Je voyais gros comme un camion des sbires qui m’attendaient, aussi bien ceux de Hadj que les flics de Calhoune, ou des gens de la Crime et pourquoi pas de la Douze ? Un arrachage en douce, une voiture… Je ne savais plus au juste lesquels je redoutais le plus. Je savais en revanche que personne n’avait intérêt à me mettre une balle dans la nuque, ce qui eût été charitable. Je suis monté en longeant le mur, les doigts sur la crosse de mon pistolet. Personne. Je suis rentré. Personne. Yellow Dog dormait sous la couette. Je lui ai rempli son assiette.

Je me suis récuré de fond en comble et je me suis rasé. Il y avait dans toutes les pièces une claire et froide lumière bleutée. Je suis resté un moment dans l’un des deux fauteuils dont les huissiers n’avaient pas voulu. Je savais que je ne me défendrais pas, mais les autres l’ignoraient. En ce qui concernait Lampe-Torche, il serait plus prudent à notre prochaine entrevue. Foutaises. Mon soleil se levait, triste et pâle.

C’était une bonne idée de la part de Franck, d’avoir voulu se faire enterrer là-bas. On dit que c’est un cimetière des Templiers. Personne ne l’a jamais prouvé.

Avant de descendre, je suis allé chercher ma Gretsch dans son coffre. J’ai essuyé la poussière. C’était bien inutile, mais je ne pouvais pas faire autrement.

Ils sont venus dans beaucoup de voitures, comme pour un ball-trap. En général, de belles voitures. J’étais arrivé bien avant eux et j’étais loin, assis sur une tombe sans dalle, les genoux sous le menton. Je les voyais venir de la route, hésiter parfois, de moins en moins au fur et à mesure que le parking se remplissait et débordait le long des talus. Léon a béquillé son engin très loin, elle a retiré son casque et secoué sa crinière. Elle aussi, je l’ai vue monter pas à pas, les bras le long du corps. Elle m’a aperçu comme les autres, mais elle au moins s’est approchée. Je ne me suis pas levé.

— La fin de la route, mon pote…

— Presque la fin, Léon.

Nous avons allumé chacun une cigarette. Léon a donné un tout petit coup avec la pointe de sa botte contre l’étui de la guitare, qui a rendu un son creux et étouffé comme l’était ma voix. Elle avait énormément de peine, Léon. C’était tout un monde pour elle qui s’était écroulé. Plus jamais elle n’irait faire de courses au supermarché en attendant Franck, plus jamais il ne poserait les mains sur elle. Plus jamais il ne lui sourirait. J’ai essayé de fixer le ciel clair et limpide sans y parvenir. Léon a tenté de se mettre en règle. Elle n’ignorait pas qu’elle allait partir. Elle m’a dit en regardant ailleurs quelque chose qu’elle était seule à voir :

— Quand tu as dégusté, c’est moi qui ai renseigné Franck. Il a appelé les types d’en face devant moi. Il leur a dit qu’ils pouvaient taper, qu’il n’y aurait personne de chez nous. Il l’a fait devant moi et je ne l’ai pas empêché…

— Laisse tomber, Léon.

— On n’aurait pas dû t’enlever le Groupe, ni te virer à la Nuit. Tu n’y étais pour rien.

— Deux morts, Léon. On a dit que j’avais effacé Gino Maretti de sang-froid pour qu’il ne parle pas. On ne prête qu’aux riches, Léon.

— C’est ce que tu as fait ?

— Je ne sais pas.

— Tu l’as poussé à la faute.

— Je l’ai poussé à la faute, oui. J’ai tiré, Gino a tiré… C’est fini maintenant.

— Qu’est-ce qu’il aurait dit, Gino, s’il avait parlé ?

— Que François « Franck Nitti » Novae balançait.

— Et tu n’as pas voulu ?

— Non. Je n’ai pas voulu.

— Et tu t’es fait démolir.

— Oui.

— Pour Franck ?

J’ai fait oui de la tête et des épaules avec en même temps le geste que ça n’avait pas beaucoup d’importance. Léon est allée s’appuyer des deux poings au petit mur qui borde le cimetière du côté de l’occident. Il n’y avait presque pas de vent et les branches bougeaient à peine. Moi aussi, à ma petite façon j’avais été fidèle. Il y a eu du remue-ménage lorsque le sapin a été porté près de la fosse. Je suis resté assis, mais Léon s’est tournée et elle est venue poser les fesses sur l’étui de la Gretsch. Nous ne faisions pas partie de la fête, mais personne ne pouvait nous empêcher d’être là.

Je les ai tous reconnus. Léon aussi. Elle les avait vus chez moi à un 21 juin et ce qu’elle avait soupçonné, elle me l’avait tu, mais Franck aussi l’avait affranchie, elle n’ignorait donc pas grand-chose de leur association amicale. Elle ne devait pas ignorer non plus que j’avais été sorti. J’ai aperçu Bess avec Franck Junior et près d’eux le Roi Marc, très grand et imposant, avec des traits de vieux noble et l’air usé et las. Non loin de lui se trouvait Calhoune dont les yeux se dissimulaient derrière des lunettes noires. Elle le tenait par le coude, comme il sied à une femme de le faire à son époux dans la douleur. La cérémonie religieuse a été brève et simple, et à la distance où nous nous trouvions inaudible. Je me foutais du texte. Le prêtre était resté pour l’autre partie.