— Francs-maçons ? m’a soufflé Léon.
— Correct.
— Calhoune aussi, m’a-t-elle annoncé.
Je ne le savais pas et ça ne me regardait plus. Jadis, nous fûmes riches… Le texte, je le connaissais par cœur.
La fatigue m’est tombée dessus à l’improviste. Le soleil était tiède et il n’y avait plus du tout de vent. À mi-voix, j’ai présenté les membres de l’assemblée à Léon, ceux que j’avais connus tout au moins. Pour la plupart, ils faisaient partie des notables et tous étaient assez à l’aise dans la vie.
Il y avait le Roi Marc et sa clinique dentaire, deux retraités de l’Éducation nationale, un conseiller général en civil, plus à gauche un ingénieur de la direction départementale de l’Équipement. Juste à côté de lui se tenait une jeune et belle pharmacienne que j’avais bien connue. Plus loin, un industriel tout aussi jeune, très prometteur, avec sa compagne. Un inspecteur du Trésor et le psychiatre qui m’avait suivi à la clinique (en parlant de moi, il avait déclaré sans risque de se tromper : « Une fois, deux fois… Il reviendra. Il est fini. De rechute en rechute… Il reviendra. Pour guérir, il faut le vouloir. Il ne veut pas », et on m’avait rapporté ses propos très vite et fidèlement, comme si je ne le savais pas moi-même), il y avait aussi Strauss qui m’avait recousu le bide à Saint-Antoine. Tous deux étaient au courant de ma faillite. J’ai reconnu à quelque distance le directeur de la Caisse de crédit mutuel où j’avais eu mes comptes — quand j’avais encore des comptes. Des comptes, une maison et des amis. Lui aussi, question faillite, il savait.
C’étaient des braves gens dans l’ensemble, raisonnablement honnêtes et courageux, raisonnablement bien dans leur peau. Pourtant, pour la plupart, ils semblaient chagrinés et quelques-uns m’ont paru plus soucieux que de raison. Je sais bien que le souci, c’est souvent ce que provoque chez les vivants le spectacle de la mort des autres. Même Calhoune et son mari, qui était le patron de leur boutique, avaient perdu un peu de leur superbe. Calhoune avait les traits beaucoup trop tirés, même pour les obsèques de Franck. Elle avait l’air vieille et pour la première et la seule fois de ma vie je l’ai trouvée laide.
C’était bientôt fini. Moi aussi, tout comme eux, à ma petite mesure, je m’étais battu dans mon coin sans relâche pour le perfectionnement intellectuel et moral et pour le progrès de l’humanité. Je m’étais battu, sans doute pas très bien, pour que des gosses — les leurs, les miens, ceux de tout le monde — cessent de se piquer et de crever de surdose, pour que les promoteurs immobiliers cessent de faire griller des vieilles dans les immeubles qu’ils convoitent, pour qu’on arrête de traiter les blacks, les biques, les basanés et ceux qui n’ont pas eu de chance comme des chiens. Moi aussi je m’étais battu pour un monde plus juste et plus fraternel, jour après jour, nuit après nuit. Bien sûr que ça n’était pas raisonnable, mais je n’avais jamais été raisonnable, seulement fidèle autant que je l’avais pu à la devise de mon ordre. J’avais rêvé d’un monde où les flics cesseraient de faire des pipes aux gros et aux riches, et de latter les pauvres et les laissés-pour-compte, où les commissaires ne se sucreraient plus sur les expulsions et les vacations funéraires… J’avais rêvé… C’est lorsqu’on est tombé tout en bas, avec l’angle de dérive d’une plaque de fonte lancée dans un égout, qu’on se rend compte… D’abord on rêve, après on meurt. Nul n’est jamais aussi fort ni endurant qu’il le croit. Je m’étais battu et j’avais perdu.
Rideau.
J’ai senti la main de Léon sur mon épaule gauche. Sa grande main dure et osseuse m’a serré comme les mâchoires d’un étau. Fallait-il que j’aie l’air mal en point ! Léon ne m’avait jamais touché et je ne l’avais jamais touchée non plus. C’est tout juste si nous nous serrions la main à la prise de service. Elle m’a dit sans que sa voix porte bien loin :
— Tu as perdu. Franck avait un cancer. Il souffrait beaucoup. Les dernières semaines, il me parlait souvent de toi. Il me racontait vos marches de nuit et la fois où vous aviez failli mourir de froid.
— Il n’aurait pas dû. Je ne parlais jamais de lui.
— Il m’a dit que c’est toi qui l’avais parrainé.
— Parfois, on croit bien faire, Léon. Aux résultats, rien n’est moins sûr. Pas pour nous, pas pour nous. Seigneur…
C’était d’une grande tristesse, ce ciel bleu et clair, ces grands arbres immobiles et tous ces visages défaits. Près du portail se trouvait une silhouette sombre vêtue d’un manteau strict. L’homme me fixait, les poings dans les poches, en me couvrant peut-être d’une arme automatique à canon court. Plus que toute autre chose, c’était son immobilité qui avait attiré mon regard. Lampe-Torche. Je ne me suis pas attardé sur lui.
Léon me tenait toujours. Elle regardait le cercueil qu’on descendait maintenant avec des cordes. La fin de la route, mon pote… L’un après l’autre, chacun a lancé une poignée de terre après avoir enlevé ses gants, et peu à peu, par petits groupes, les gens sont partis. À part Calhoune, Léon et moi, il n’était venu personne de l’Usine. On ne m’a pas fait signe et je ne me suis pas manifesté non plus. Lorsque j’ai reporté les yeux en direction du portail, Lampe-Torche ne s’y trouvait plus. Léon s’est levée. Je lui ai demandé ses clés de moto et nous avons échangé les trousseaux. À travers les tombes, elle s’est dirigée seule vers le trou. Bess était partie — avec le Roi Marc et Calhoune, dès la première vague de reflux —, Franck Junior aussi. Il n’y avait plus que le fossoyeur. Je ne sais pas trop ce qu’elle a dit ou promis à Franck, ou ce qu’elle s’est promis à elle-même, toujours est-il qu’elle est restée peu de temps et qu’elle est partie elle aussi sans se retourner.
Mon Oméga marquait seize heures vingt. Un petit moment, des voitures ont démarré sur le parking, puis le fossoyeur est allé prendre sa mobylette contre le mur de l’église et il s’en est allé. Une fine brise fraîche s’est levée au ras du sol, en même temps que le silence revenait. Je n’avais rien à dire à Franck, rien à me promettre non plus. Je ne pouvais pas plus lui en vouloir pour ce qu’il avait fait que pour ce qu’il avait subi. La nuit allait revenir, une nuit glacée avec encore beaucoup de lune. Le froid m’a saisi et je me suis levé, j’ai pris mon étui à guitare et je suis allé pas à pas jusqu’à l’ombre où il reposait. Ça sentait fort la terre comme un fer de bêche. J’ai ouvert l’étui sans bruit à mes pieds, j’ai sorti la Gretsch. Je n’avais pas l’intention d’en jouer. Je l’ai attrapée à deux mains par le manche, à la manière d’une cognée.
Derrière moi, Franck Junior a dit :
— Ne faites pas ça. Donnez-la-moi.
Je ne l’avais pas entendu approcher. Je le croyais parti avec les autres. Il avait les mains dans les poches de son Chevignon et portait des Nike. Il ressemblait beaucoup à l’homme que j’avais connu — beaucoup trop. C’était un grand jeune homme maigre au visage triste et doux. Franck aussi avait eu ce regard tourné vers le dedans, pas tout à fait paisible, mais pas tourmenté non plus. Franck Junior a sorti la main droite, il l’a tendue ouverte, la paume tournée vers le ciel. C’était ce geste que j’avais fait parfois pour réclamer une arme qu’il fallait me remettre. Je n’avais pas tant de souffrance dans le bas du visage. Il m’a prié :