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— Ne la cassez pas. Elle est trop belle.

— C’est pas elle qui est belle, Franck, c’est ce qu’on peut faire avec.

— Donnez-la-moi. Vous m’apprendrez ?

Le froid est monté de partout. Le froid, l’angoisse et la nuit qui ne cessait de rôder. Il faut tellement de temps pour apprendre, et ça sert à si peu de chose… Il me regardait en face, et m’a dit sans reproche :

— Il vous aimait. Il est mort.

— Indiscutablement.

— Donnez-la-moi.

Je lui ai tendu la guitare. C’était tout ce qui me restait qui eût un peu de valeur. Il l’a examinée sans que ses traits s’animent, puis il l’a renfermée dans l’étui. Il était juste qu’elle lui revienne, après tout. Il m’a laissé dans l’ombre, comme je l’avais fait pour Franck. Il fallait que je m’en aille. Avant, j’ai pris une poignée de terre que j’ai émiettée et laissée filer entre les doigts. Franck était venu et il était parti. Il avait accompli tant bien que mal son destin d’arbre. Dorénavant, comme bien d’autres, il habiterait dans nos rêves. Peut-être était-il enfin en paix. Je ne pouvais le dire, ni affirmer l’inverse. Moi aussi, comme Léon, je suis parti sans me retourner.

En bas, le parking était vide et la route déserte. De la brume bleutée montait avec la nuit dans les creux. Je n’ai eu aucun mal à faire démarrer le monstre de Léon et son casque m’allait. Je n’ai roulé ni vite, ni lentement et sans but, tout au moins au début. Il n’y avait personne derrière moi. Au bout d’une vingtaine de kilomètres, j’ai compris où j’allais. Je me rendais à un endroit qui avait cessé d’exister, même sur les cartes d’état-major.

Une autre chapelle, avec un tympan qui datait, lui, incontestablement du XIe siècle et qu’on attribuait au maître de Rampillon. L’édifice avait été bâti sur une crypte largement antérieure et le puits remontait au plus profond de la nuit des âges. Devant se trouvait un tilleul dont le tour faisait cent coudées et la ramure se voyait par temps clair à des kilomètres à la ronde. Rien qu’une chapelle qui ne servait plus à rien ni à personne depuis des siècles, sauf aux corbeaux qui habitaient les anfractuosités des murs et perchaient parfois, certains soirs d’automne aux atours maléfiques, tout à la cime du tilleul qu’ils remplissaient de leurs cris et de leurs tourments.

C’était là que nous allions, Franck et moi, sac à dos, certaines nuits.

Je ne saurais dire au juste pourquoi. Franck avait un grand sens religieux, qui ne le rendait pas très apte à la consommation courante. Il remuait dans sa tête des questions insolubles qui avaient trait au bien et au mal, à la vie et à la mort. À sa manière, il les avait résolues. On l’y avait grandement aidé sur la fin.

Je suis arrivé au début de la nuit. Il restait encore un peu de clarté tout en haut du ciel, mais plus guère, et elle était glaciale. Tout en coupant le contact, j’ai remonté la visière du casque. Le moteur s’est éteint. J’ai béquillé comme l’avait fait Léon, avec plus de difficulté, et j’ai fait quelques pas pour me dégourdir les jambes. J’ai enlevé le casque. Au loin, très loin en direction du sud, des chiens criaient, l’un après l’autre puis tous ensemble comme dans un chorus quand les trompettistes semblent se monter sur les épaules les uns des autres. Je me suis assis sur le casque en m’adossant au tronc du tilleul et j’ai allumé une cigarette avec mon Zippo. Là où j’étais, je pouvais parler à Franck. Je pouvais me parler. Je pouvais lui dire qu’on avait égorgé Farida et que je courais au devant de graves ennuis. Seul et tranquille comme je l’étais, même avec le froid qui me traversait comme du verre à vitre, ce n’étaient pas de gros ennuis.

J’ai entendu des pas, cette fois. Je n’ai pas bougé ni dissimulé l’extrémité incandescente de la cigarette que j’avais à la bouche. Si la lune s’était déjà levée, j’aurais distingué quelque chose, mais je ne voyais rien et j’ai laissé les deux mains à plat sur les cuisses, là où elles se trouvaient. Le faisceau de la torche m’a pris en pleine figure et s’est éteint aussitôt. La voix a fait :

— Ah, c’est vous, commandant.

— Plus de commandant, mon père.

— Plus de père non plus.

— C’est vrai.

Il a gardé le silence et moi aussi, puis je lui ai annoncé :

— Franck est mort.

— Je le sais. C’est pour ça que vous êtes venu ?

— Je ne sais pas.

Il s’est approché. J’ai fini par distinguer sa silhouette, sans beaucoup de netteté. Je n’avais pas envie de lui parler. Je ne cherchais pas à savoir, surtout pas des choses qui fatalement blessent. J’ai allumé une autre cigarette. À la flamme du Zippo, j’ai vu qu’il avait à la main quelque chose qui ressemblait à une arme à feu.

Lui aussi se considérait comme un gardien. Je ne pouvais pas lui en tenir rigueur, mais il n’y avait plus rien à piller dans les lieux. La dernière petite pietà en bois noir avait disparu de sa niche dix ans auparavant, à destination des antiquaires ou d’un coffre à l’étranger, ou du dessus de bahut d’une résidence secondaire comme il y en a tant dans la région. Dans la crypte, les sarcophages étaient trop lourds pour intéresser quiconque et les ossements trop quelconques. Il m’a dit :

— Votre ami est venu, il y a quelques jours. Il est passé prendre la clé.

J’ai relevé la tête, bien trop vite et trop fort, aussi me suis-je fait mal contre l’écorce du tronc. Crétin : Dans une heure chez toi, ou alors à la porte de la Chapelle. Franck ne me donnait pas rendez-vous dans une station de métro. Je me suis levé lentement.

— Il était seul ?

— Il n’y avait personne de vivant avec lui, mais il n’était pas seul.

— Voiture ?

— Marque, type et numéro d’immatriculation ignorés.

— BMW, avec des plaques consulaires. Le type était mort ?

— L’homme avait cessé de vivre. Franck était blessé au flanc gauche. Deux balles de petit calibre. Je ne voulais pas qu’il reparte, mais il vous a appelé de chez moi, et je n’ai pas trouvé le moyen de l’empêcher de s’en aller.

— Prendre la clé pourquoi ?

Il m’a donné la clé — la clé et sa torche.

Les morts ne m’effraient pas — bien moins que les vivants. On accède à la crypte par une trappe en fer à même le sol qui donne sur un boyau coudé juste assez large pour permettre le passage d’un homme de front, puis on débouche sur quelques marches et un couloir qui n’excède pas cinq mètres de longueur sur deux de haut. J’ai balancé de la lumière devant mes pas au fur et à mesure. Les piliers sont apparus, de même que les faces grimaçantes qui ornaient les chapiteaux, mais je ne les craignais pas non plus. Je ne redoute pas l’enfer, pas ce genre d’enfer. Sur les dalles, il y avait des traces glissées qui se dirigeaient vers l’entrée du puits. Les traces que laisse un corps traîné avec peine. Elles montraient le chemin qu’avait fait le fonctionnaire international. Il n’était pas utile que je les efface. Dans une niche grillagée, on avait accumulé en vrac des crânes d’âges et de calibres différents et leur air souriant n’était rien moins que factice.

J’ai défait le grillage, deux ou trois sont tombés et ont roulé en se démantibulant avec des bruits de calebasses vides. Par la brèche, j’ai aperçu le couvercle d’une mallette. Il m’a fallu encore déblayer devant, d’autres calebasses vides, pour m’en saisir.