Elle était si lourde que j’ai dû la poser à mes pieds. J’ai soufflé, en balayant le sol de la torche. Il était peuplé d’yeux vides et de mâchoires en désordre, et certaines, dérangées, pouvaient sembler féroces. Elles l’étaient peut-être, après tout.
Avec mon buck, j’ai forcé les serrures.
Elles n’ont pas résisté.
Les liasses étaient rangées de champ, et si serrées qu’il ne restait plus un millimètre d’espace de chaque côté. Les billets étaient de cent dollars et, en parcourant le carnet de Franck, j’ai appris par la suite qu’une dévaluation soudaine du franc français avait contrarié une transaction précédente, c’est pourquoi on avait choisi une devise étrangère — et pas la moindre. Sur le fric, il y avait un ridicule pistolet avec une chaîne en or comme en ont les montres de gousset. C’était une arme à deux canons superposés qui tint à l’aise dans ma paume. Au début du siècle, on appelait ce genre d’objet un velo-dog et les Américains le nomment derringer. À courte portée, c’est un outil de défense redoutable, Franck en avait fait la cruelle expérience. En l’ouvrant, j’ai trouvé deux étuis percutés. À la balistique, on n’aurait pas la moindre difficulté à démontrer par un tir de comparaison que c’était avec ça que Franck avait été louché au flanc. Il ne s’était pas méfié du fonctionnaire international. Dommage. L’avait-il seulement palpé sommairement en montant dans la voiture ? Peut-être, et peut-être pas.
Le carnet était épais comme mon pouce et relié cuir, la couverture retenue par une bande élastique. J’ai posé la lampe de façon à l’éclairer et je l’ai feuilleté rapidement. C’était un autre bilan comptable et toute l’histoire de Franck y était retracée au jour le jour, avec beaucoup de chiffres — trop de chiffres. Les noms en regard étaient mentionnés en clair. J’ai senti la sueur me couler le long des flancs et sur la figure. C’était une sueur froide dont le goût devait être bien amer.
L’histoire de Franck, puis celle de Franck et de ses complices, était racontée de manière détachée et implacable. Il y avait peu de texte, sauf à la fin. Sans aucun doute possible, c’était l’écriture de Franck. Je ne voyais pas l’intérêt qu’il avait trouvé à cette longue confession, puisqu’il savait qu’il allait partir. Je ne voyais pas pourquoi il m’avait destiné personnellement la relation des dernières heures. Elle commençait au moment où il était parti de l’endroit où j’habitais, le matin après la Nuit de la femme sans tête. Si, comme je le pensais, l’esprit de Franck était passablement lézardé, en revanche les lettres étaient fermes, les phrases nettes et précises, aussi dépourvues de fioritures, aussi parfaitement vérifiables que les termes d’un rapport d’enquête destiné au parquet, après identification des auteurs. Il relatait sa planque et l’élimination physique d’Ali-Baba Mike auquel il avait bien emprunté le blouson, la casquette et les lunettes noires dont le jeune homme ne se séparait jamais et qui avaient permis de tromper les observateurs. Franck était monté dans la BMW. Le conducteur avait démarré. C’est après avoir quitté l’autoroute, en effet par une sortie de service dont Franck détenait le carré, que l’homme avait tiré deux fois sur Franck presque à bout touchant, avec ce que ce dernier avait pris tout d’abord pour une montre de gousset. Commentaire : Ni lui ni Ali-Baba ne devaient porter d’arme. Les pistolets se trouvaient dissimulés dans une cache du pavillon à laquelle on accédait par le toit ouvrant. Ils s’y trouvent certainement encore. En remontant en voiture, notre ami a tiré au jugé, pas si mal après tout. J’ai été contraint de le supprimer. « Été contraint. » « Pas si mal après tout » constituait une appréciation hors de propos dans un compte rendu. La lumière de la torche a vacillé. Je ne souffrais pas. Je me suis assis par terre avec les autres tout autour, nous avons tenu une conférence durant laquelle je n’ai pas été le plus loquace. Aucun bruit ne provenait de l’extérieur. Une certaine densité de silence finit par rendre les choses encore plus pénibles. La lumière jaune et faiblissante éclairait les billets en vol rasant. L’argent se trouvait dans trois caches, deux d’entre elles derrière les garnissages de portes, la troisième, la plus importante, sous la roue de secours. Aucune d’elles n’était indétectable lors d’un examen minutieux du véhicule, mais la porosité des frontières et surtout les plaques diplomatiques rendaient son contrôle peu probable. « Porosité des frontières. » Franck se fichait de ma figure. « Plaques diplomatiques. » Prends le fric et tire-toi, pays… Enfoiré.
C’était beaucoup de fric. Je disposais d’une moto puissante, d’un automatique avec un chargeur plein et un autre de rechange. J’avais en guise de sésame une carte et une plaque de police qui rendaient mon contrôle peu probable. C’était en outre du fric qui n’existait pas. Il n’appartenait plus à personne, à présent, pas plus la part de Hadj que celle que Franck avait apporté grâce à ses financiers. Franck avait appâté ces derniers par des mises modestes, qui rapportaient tout de même vingt-cinq pour cent net d’impôts sur quinze jours, puis petit à petit il avait monté la barre, jusqu’au niveau du dernier coup. Le Roi Marc avait avancé cent unités, et même pour lui c’était une somme dont les enquêteurs découvriraient la trace dans sa comptabilité, surtout les gens des finances. Presque à égalité se trouvait le directeur du Crédit mutuel, venaient ensuite une dizaine d’actionnaires qui avaient contribué dans une moindre mesure et des petits porteurs. Tout était inscrit, la date et l’heure, le montant des versements. Franck avait mentionné en résumé : Ils ne pouvaient ignorer la nature de la transaction, pays. Rien ne rapporte autant en un si court trait de temps, rien sauf la neige. Aucun d’entre eux n’en a jamais vu la couleur, bien entendu, mais la vie coûte si cher… Peut-être n’avaient-ils pas l’impression de mal faire ? La fraude fiscale peut être considérée comme un sport national, pas le trafic des stupéfiants. J’ai parcouru encore une fois les colonnes de chiffres, d’un œil hébété. Les piles n’allaient pas tarder à s’éteindre. Pour tout annuler, il me suffisait d’attendre que la nuit vienne. Je la prévoyais froide et miséricordieuse. Très froide, mais très miséricordieuse. C’est le refuge de tous ceux que le jour a brisés. J’ai pourtant refermé le couvercle de la mallette que j’ai placée à plat, maintenant qu’elle ne fermait plus bien, dans la niche. Je l’ai poussée au fond, j’ai fait le ménage tant bien que mal et remis les crânes en place. J’ignore d’où ils provenaient et le savoir ne m’aurait pas avancé beaucoup. J’ai replacé le grillage comme je l’avais trouvé. Il m’a semblé qu’on m’approuvait en secret.
Je suis remonté avec le carnet dans ma poche intérieure. La lampe ne donnait presque plus. Une grande main robuste s’est tendue pour m’aider à m’extraire du boyau et en silence nous avons refermé la trappe. La lune s’était levée et éclairait la petite nef de côté avec beaucoup de douceur, sans trop de précision.
— Vous êtes resté longtemps, commandant.
— Longtemps.
Nous avons traîné quelques bancs de manière à dissimuler l’entrée de la crypte. Lorsque tout a été terminé, nous sommes restés une seconde, aussi immobiles l’un que l’autre, comme si nous attendions un bruit, un signe, quelque chose qui ne viendrait pas.
— Restez cette nuit, commandant.
Il habitait une maisonnette, dont il avait transformé l’appentis en atelier. Les fenêtres donnaient sur l’arbre et la chapelle. C’était un homme de mon âge, qui avait été prêtre. À présent, il s’occupait de restaurer des œuvres d’art à caractère religieux et il travaillait beaucoup pour les monuments historiques. Suspendu par le pontet à un crochet de l’établi, se trouvait un automatique .45 semblable au mien. Avant d’être prêtre, il avait été longtemps aumônier militaire. Je l’avais rencontré dans les Aurès, à un retour de mission. Comme bon nombre d’entre nous, il savait que nous avions perdu. J’ai actionné la culasse du colt et une cartouche est tombée à mes pieds. Je l’ai ramassée, et amenée dans la lumière.