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— Tout ce temps, toute cette nuit…

Il m’a pris la cartouche des doigts. Sa voix n’avait rien de désagréable, seulement je n’avais pas très envie de l’entendre.

— Qu’est-ce qu’il cherchait, commandant ?

— Quelque chose derrière le miroir. C’est ce que nous faisons tous un jour ou l’autre. Lui y a mis toute sa vie. Et vous ?

— Veillez, car vous ne savez ni le jour ni l’heure…

— Bien sûr. Franck savait.

— Le jour peut-être, certainement pas l’heure.

J’ai posé le pistolet à plat sur l’établi. Sans se pencher, dans la froide clarté suspendue de la lune, on distinguait parfaitement la silhouette trapue de l’édifice et la couronne de branches nues qui l’ornait en s’échevelant quelque peu. Nous avions été des soldats. Même Franck, à sa pauvre façon. Le seul pouvoir, le seul vrai pouvoir, est celui de corrompre. Il n’y avait rien gagné. Son parcours avait été inutile et on y distinguait les marques d’un esprit dérangé, comme tous ceux qu’a frappés cette forme de folie qu’on nomme parfois mysticisme et qui en est peut-être, qui sait ?

J’avais rencontré bien des criminels et Franck en avait été un, mais jamais de cette sorte. On ne corrompt que ce qui est corruptible. Criminel mystique. Il avait payé au prix fort, mais c’est ce qu’il avait cherché de bout en bout à travers sa vie. J’ai demandé des aspirines. Mon hôte a ramené des verres, une carafe d’eau, et une autre de l’alcool qu’il fabriquait. Aspirines effervescentes. Une cause de perdue, dix de retrouvées. Il m’a montré un pan de triptyque sur lequel il travaillait. Quelque chose derrière le miroir où il n’y avait sans doute rien. Il m’a confié :

— J’ai quitté l’Église. Pourtant, je n’ai jamais été aussi proche de Lui. Vous ne croyez pas en Lui ?

— Non.

— Franck croyait en Lui.

— Peut-être. Lorsqu’une voix se tait, c’est un univers qui meurt.

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Retourner à la Nuit. Où se trouve la BMW ?

— Dans une gravière. Sans les plaques d’immatriculation. Une gravière dont on ne se sert plus. Elle pourra y rester des années. Franck était trop affaibli pour descendre le corps et le traîner tout seul jusqu’au puits.

— Il était déjà trop faible pour soulever la valise.

L’air sentait, paisible et salubre, le bois fraîchement coupé et l’essence de térébenthine. Le sol en ciment était balayé avec soin, chaque outil rangé à sa juste place. Nous avons bu un fond de verre chacun et nous avons fumé une de mes cigarettes en se la passant comme les taulards. Il était temps que je m’en aille. Sur le seuil, en remettant le casque de Léon, j’ai prévenu :

— Tout n’est pas tout à fait fini. Un jour, il se peut que des hommes viennent. Tout le monde dans le hameau sait que c’est vous qui gardez la clé. Si ce sont des flics, vous le verrez bien et vous n’avez rien à redouter d’eux. Les autres, en revanche, risquent de ne pas être… aimables.

Mon hôte s’est tapoté la ceinture du bout des doigts. Je le savais apte à se défendre, mais je n’en voyais pas la nécessité.

— S’ils viennent, laissez-les prendre ce qu’ils cherchent. On ne meurt pas pour des images coloriées en vert, même si ceux qui les ont imprimées ont pris la précaution de graver dessus qu’ils croient en Dieu. Même si ces images sont de l’étoffe dont sont fabriqués nos rêves.

J’ai enlevé la lourde machine de Léon dans un feulement rauque, sans faire craquer la boîte. La lune dessinait le paysage avec assez de netteté, en plus je connaissais suffisamment le parcours pour ne pas avoir besoin tout de suite des phares. À petite vitesse, dans l’air qui me glaçait jusqu’aux os malgré le blouson, j’ai suivi le ruban phosphorescent du chemin jusqu’à l’embranchement qui donne sur la départementale. Elle était déserte aussi loin que portait le regard. Avant de m’y engager, j’ai mis un pied à terre et j’ai regardé derrière moi une dernière fois. La lune se trouvait à l’aplomb du toit dont les vieilles tuiles luisaient comme du fer-blanc et sa clarté étale fouillait les branches tout à côté sans toutefois en percer totalement l’obscurité, pas plus que je n’étais parvenu à pénétrer complètement celle de Franck ou seulement la mienne. Comme tous les disques qu’on a trop passés, le sien s’usait déjà.

J’ai allumé les phares et mis pleins gaz.

En cinquante minutes, j’avais regagné Paris, porte de Charenton.

Une dernière fois, j’avais suivi les pas de Franck.

Léon m’a ouvert et m’a dit :

— On te cherche partout.

Comme si je ne m’en doutais pas !

Je lui ai rendu les clés et le casque et je me suis dégourdi les doigts. C’est elle qui a allumé ma cigarette. Elle n’a pas vu d’objection à ce que je me laisse tomber sur son divan. Elle est restée debout à fumer elle aussi, sans parler. Elle n’a pas manifesté d’émotion lorsque j’ai retiré le carnet de Franck de ma poche intérieure, elle n’a rien fait pour le saisir lorsque je le lui ai tendu sans l’ouvrir. Elle a seulement estimé :

— Si tu n’as rien à vendre, rien ni personne, tu es rincé. Ils ne te laisseront rien, pas même la Nuit, pas même ton calibre et ta brème. Parti comme tu l’es, tu vas au trou, direct.

— Quel chef d’inculpation ?

— Autant qu’un curé peut en bénir… Proxénétisme aggravé, corruption passive. Complicité d’homicide volontaire avec tortures et séquestration. On ne relèvera pas le fait que tu avais coutume de pisser sur les trottoirs, ni celle de cracher n’importe où. Entrave au cours de la justice par dissimulation de preuves.

— Quoi d’autre ?

— Coups et blessures volontaires. La totale. Tu as quelque chose à vendre ?

J’ai remis le carnet dans ma poche et je me suis levé. Le living de Léon était rangé, bien mieux que la veille, mais il me semblait que c’était la même nuit. L’enveloppe qui m’avait été destinée ne se trouvait plus sur la table basse, ni les photos qu’elle contenait. Léon était habillée comme pour sortir. Je n’avais jamais rien vendu, à personne. J’étais comme un bateau qui court sur l’erre et ainsi on ne va jamais très loin.

Sauf la lune, personne ne m’attendait en bas de chez elle dans la rue. Il faisait froid et j’étais seul, seul pour encore un tout petit moment. J’ai palpé du bout des doigts la crosse tiède de mon arme. De la Nuit, on ne sort que d’une manière mais je n’en ai pas trouvé le courage. Je ne risquais pourtant pas de me manquer. Une patrouilleuse noire et blanche est passée avec la rampe éteinte sur le toit, mais son équipage ne m’a pas remarqué dans l’encoignure où je me trouvais, ou alors le chef de bord n’a pas jugé bon d’intervenir. J’ai compté la ferraille dans mes poches.

Il restait de quoi louer un casier de consigne dans une gare et ce qu’il fallait pour prendre un taxi. Sur ma carte de téléphone, il devait y avoir encore suffisamment d’unités pour appeler Calhoune, puisque selon toute vraisemblance, c’était elle qui devait diriger l’enquête me concernant. Depuis une cabine, nous pourrions convenir d’un lieu de reddition commode pour tous. En règle générale, les malfaiteurs choisissent un lieu public où une fusillade ferait mauvais effet. J’avais très froid, mais pas réellement faim. Bien après que la voiture de flics eut disparu, je suis resté dans l’ombre. Je ne parvenais pas à me décider. Dans la cour derrière moi, des chats se disputaient le contenu d’une poubelle, avec autant de dureté et de hargne que le font les humains autour d’autres poubelles, mais aussi avec beaucoup plus de prestesse et d’élégance que n’en ont les hommes — et sans doute plus de nécessité.