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Je me suis mis à marcher au milieu du trottoir. Mes pas portaient loin et m’embrouillaient la tête. Ils n’étaient pas très sûrs, pas plus que je ne l’étais moi-même. J’avais trouvé sans chercher ce que je ne voulais pas savoir, parce que je l’avais deviné avec trop d’exactitude. « La totale », avait dit Léon. Ça signifiait la garde à vue, les perquisitions et de longs interrogatoires, toute une mascarade qui donnait sur le Dépôt, ses couloirs et ses geôles, ensuite sur d’autres couloirs et une cellule, puis sur un tribunal et un avocat commis d’office, enfin une autre cellule et pour longtemps.

Je savais trop bien comment les choses allaient se passer.

Je n’avais jamais donné personne.

J’ai maudit Franck, qui n’en avait pas vraiment besoin. À cause de lui, j’avais le moyen de remettre les compteurs à zéro. Avec ce qu’il m’avait laissé, j’avais le moyen de tenir Calhoune et ses semblables exactement comme ils me tenaient. Calhoune et ses semblables. Du travail de flic, mon pote… Je suis resté sur place comme si une balle m’avait frappé entre les omoplates. Si j’avais eu quelque chose dans l’estomac, je l’aurais rendu. Calhoune. Calhoune était flic et rien ne l’empêchait, là où elle était placée, de mettre une ligne téléphonique de l’Usine sur écoutes. Elle pouvait aller et venir à sa guise. Lorsqu’il l’avait aperçue en bas de chez moi, Franck n’avait pas eu de raisons de se méfier d’elle puisqu’en outre ils faisaient partie de la même boutique. De même Farida n’avait rien à craindre a priori d’un policier qui l’avait déjà entendue plusieurs fois. Pour autant, je ne parvenais pas à la voir en tueuse, et pas davantage en tortionnaire, ce qui prouve que personne n’est à l’abri d’une erreur de jugement.

Là où j’habitais, rien n’avait été touché en apparence. L’échantillon sans valeur déclarée qu’on m’avait envoyé de Farida se trouvait toujours dans le papier essuie-tout au frigo, de même que le gros cafard mort dans le bac à légumes. Il restait de quoi faire du café en attendant le jour, mais l’heure légale à laquelle ils pouvaient pénétrer au domicile du suspect, afin d’y procéder à perquisition en sa présence effective et constante venait l’hiver avant le jour. Mon Oméga disait trois heures trente. Il restait peu de temps avant six heures. La surveillance en bas, s’il y en avait une, avait pour dessein, non pas de m’empêcher de monter, mais de m’interdire de m’en aller après. À la place de Calhoune, avec tout ce que je lui avais appris, c’est ce que j’aurais fait — j’aurais mis en place une souricière avec deux ou trois voitures reliées entre elles par radio et interdiction de taper avant six heures. Je n’étais pas à la place de Calhoune.

Je me suis préparé du café. Tout en le buvant, j’ai parcouru de nouveau le carnet de Franck. Ils avaient tous craché, chacun à sa mesure, et tous avaient été rétribués à hauteur de leur mise, sauf la dernière fois. La dernière fois, lorsque Franck leur avait proposé de jouer bien plus que le tapis, comme les grands escrocs dans les belles carambouilles. Je comprenais mieux à présent certains airs soucieux et les visages tendus qui l’avaient accompagné dans le trou. Les amis de Franck ne se tracassaient pas pour lui, mais pour eux, et pas pour le trou à leurs pieds mais pour celui qu’il avait creusé dans leurs poches en s’en allant.

Il faut toujours cogner où ça fait le plus mal.

Rien n’est jamais si sensible ni si douloureux que le portefeuille, c’est pourquoi la plupart des hommes le portent sur leur cœur. Peu à peu, j’en ai eu assez d’attendre. J’ai préparé une assiette pour Yellow Dog, j’ai remis mon blouson et je suis descendu. Je n’avais nulle part où aller. Je suis sorti par l’entrée principale et officielle de l’immeuble et j’ai allumé une cigarette derrière mes paumes debout en plein milieu du trottoir.

La flamme d’un Zippo se voit de loin. J’ai mis plus de temps que de raison à le faire, mais rien n’a bougé. J’ai pris à droite, je suis passé devant chez le Tunisien dont le rideau de fer était baissé sans que quiconque ait l’idée de m’intercepter.

C’était un drôle de jeu.

C’était aussi une longue nuit. J’ai marché longtemps, jusqu’à République et ensuite de République à Bastille, où je me suis arrêté dans un café qui ouvrait juste et dont je connaissais la patronne. Il commençait à y avoir du passage. Si on m’avait suivi, c’était rudement bien fait. J’ai payé mon crème et je suis sorti par où passaient les fournisseurs. Je n’allais pas très vite, pas très loin. À filocher les voyous, j’en avais appris long sur les parcours de sécurité, les défilements et les itinéraires bis. Peu à peu cependant, j’ai acquis la certitude qu’on ne m’avait pas pris en bobine. Ça aurait dû me rassurer plus ou moins. En réfléchissant à l’abri d’une sanisette, je me suis demandé si je ne faisais pas fausse route. Si on ne m’attendait pas ailleurs et autrement, pas du tout de manière officielle, judiciaire.

Si on ne m’attendait pas pour une autre sorte de deal.

Si Calhoune ne m’attendait pas pour le dernier deal.

Rien que quelque chose entre elle et moi.

Sans flics, sans magistrats, sans rien.

Notre dernier deal à tous les deux…

Dix-neuf

J’avais aimé Calhoune, à peu près autant que j’avais aimé cette vérité que je cherchais, et l’une et l’autre m’étaient parfaitement inaccessibles à présent. Certains hommes se chargent de tâches tout à fait indues dont l’utilité n’est rien moins que probable, ce qui les empêche de demeurer en repos bien longtemps. Le jour s’est levé tandis que je déambulais. C’était un matin froid et clair, un matin de décembre comme il y en aurait un second le lendemain et d’autres encore plus tard que je n’attendais pas. Le soleil était clair, froid, tranquille. Il avait une neutralité de procès-verbal de renseignements.

Je suis passé chez Saïd, non pas en entrant par le bistrot qui était fermé, mais en empruntant la cour intérieure où était rangée sa Honda. Il m’a ouvert sans surprise. À ses yeux, j’ai compris qu’il était au courant de ce qui était arrivé à Farida et qu’il ne m’en tenait pas rigueur. Nous nous sommes installés dans l’arrière-salle. Saïd s’est gratté l’estomac sous sa vilaine chemise hawaïenne. Il a observé :

— Tu as dormi dans des cartons ?

— Pas dormi. Il me faut ta caisse. Pas pour longtemps.

— Calhoune est passée.

— Je sais.

— Seule. Elle voulait te parler. Urgent et important.

— Il n’y a plus rien d’urgent ni d’important. Elle était seule ?

— Seule. Je l’ai prise pour Léon.

— Pour Léon ?

— Calhoune était sapée voyou.

— Quelle idée.

Il m’a donné les clés de voiture. Nous sommes sortis par-derrière et il m’a ouvert le portail. Je suis tombé sur les embouteillages du périphérique et j’ai roulé presque au pas jusque bien après la bretelle d’Orly, en surveillant les rétroviseurs dans lesquels je n’ai rien noté de particulier. Je me suis arrêté sur l’aire des Lisses. Le ciel était d’un bleu doux qui avait encore quelque chose d’automnal, bien que l’automne fût déjà passé. J’ai examiné les bas de caisses, les passages de roues, partout où les flics avaient coutume de poser une balise radio qui permet une filature à distance, une filature de l’autre côté de la ligne d’horizon. Pas de ventouse. Assis sur le capot tiède, j’ai fumé une cigarette sans qu’on s’intéresse à moi, pas plus une Pontiac qu’une moto ou qu’une petite voiture de poursuite rapide. Dans les champs, les creux étaient remplis de gelée blanche.